
Dans cette 2ème partie d’une série de trois, consacrés aux économies d’eau, nous faisons une comparaison entre France et Allemagne sur les ressources eau et la gestion territorialisée de l’eau. Quelles approches institutionnelles pour les gérer ? Quelles questions les plus sensibles ? Analyse des politiques publiques pour le projet « Rural Resilience », par Marie-Lise Breure-Montagne.
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Le gris foncé représente les systèmes aquifères dans lesquels les niveaux des eaux souterraines ont été relativement stables (pente médiane de Theil-Sen comprise entre -0,1 et 0,1 m par an-1).
Le jaune, l’orange et le rouge représentent des systèmes aquifères dans lesquels le niveau des eaux souterraines s’est approfondi (pente médiane de Theil-Sen > 0,1 m par an-1).
Le bleu représente les systèmes aquifères dans lesquels les niveaux des eaux souterraines sont devenus moins profonds [bonne recharge des nappes]
Comme on constate du rouge et de l’orangé qui domine : le niveau des nappes devient plus préoccupant partout sur la planète, notamment dans les zones très densément peuplées.
Source : Nature
Le jour même de cette victoire des NTG au Parlement européen, un article scientifique était publié dans la Revue Nature, expliquait et quantifiait la baisse des ressources en eau dans les nappes phréatiques en différents points de la planète : « La baisse du niveau des eaux souterraines s’est accélérée dans une grande partie des systèmes aquifères analysés [entre le XXème et le XXIème siècle] ». Le changement climatique est en marche : les techniques génomiques, aussi « nouvelles » soient-elles ne feront pas le poids (comme expliqué dans la 1ère partie de l’analyse) ; les aquifères déclinant dans d’autres parties du monde (figure 1) exerceront une pression sur les ressources en eau de nos territoires européens, exportateurs de produits agricoles.
Dans cette 2ème partie, il convient donc d’expliciter ce qui est prévu comme pilotage stratégique de cette ressource clé, sur les territoires français et allemands. Plusieurs questions sensibles sur la gestion de la ressource eau, à l’aune des prises de conscience actuelles, dont l’urgence de réussir la transition agroécologique :

Moins 50% de prélèvement d’eau pour l’irrigation de l’agriculture (à horizon 2050 …à condition de transformer en profondeur les systèmes de production) : atteignable ?
Les apports du scénario AFTERRES 2050 (de l’association française SOLAGRO, testé notamment pour la ferme France) : cet objectif de réduction des prélèvements pour l’irrigation estivale (voir fin de partie 1).
Appuyons-nous sur l’actualité récente au Portugal, à genou après 10 ans de sécheresse continue : « À partir de février, le gouvernement portugais va instaurer une limitation de la consommation d’eau avec des coupures de l’ordre de 25 % pour l’agriculture et de 15 % pour les usagers en milieu urbain, dont les ménages et les acteurs du tourisme ». 20% du territoire, au Sud du pays, est concerné.
Avec les mesures dites simplificatrices du gouvernement français, face aux manifestations d’agriculteurs de janvier 2024, dans le Sud-Ouest, (particulièrement touchés par la sécheresse) : la tentation suicidaire de développer l’irrigation sans contraintes semble durablement installée. Ce constat est d’autant plus désolant que des diverses études montrent des résultats significatifs : « Les pratiques de sous-semis sont des leviers mobilisables pour sécuriser les implantations en situation de sécheresse. Citons par exemple les systèmes de maïs sous couvert de légumineuses avec des économies d’eau d’irrigation potentielles de 30% » (étude de cas Midour, CGAAER, 2019, cité par l’Office français de la Biodiversité). Plus intéressant : la substitution par le sorgho, cité comme une alternative intéressante au maïs en situation de restrictions d’eau, notamment dans le Sud-Ouest de la France (Agrosites Maisadour ; rapport CGAAER, 2019) : « Sans irrigation, le sorgho donne un meilleur rendement que le maïs. En irrigué, le sorgho apporte une meilleure marge seulement si le rendement du maïs est inférieur à 11T/ha [ce qui finira immanquablement par arriver vu les conflits d’usage sur l’eau] » (source : l’Office français de la Biodiversité, lui aussi dans le collimateur des mesures dites simplificatrices du gouvernement français).

Les économies d’eau, cela concerne-t-il l’Allemagne tout autant que la France ?
En apportant des éléments chiffrés sur la ressource eau disponible et prélevée (figures 2 et 2 bis – OCDE), on peut constater que les situations des deux pays, en grands volumes, sont comparables : tant sur les ressources que les prélèvements (tous usages confondus). Un autre élément utile à la compréhension de ces deux grands pays européens est la manière dont la sécheresse est compensée par les pluies hivernales (figure 3 – EDO : European Drought Observatory, janvier 2024). Cette cartographie à l’instant T (le plus favorable de ces dernières années) ne doit pas faire oublier qu’avec une sécheresse persistante dans l’est, l’Allemagne connaît désormais des problématiques réservées jusque-là aux pays méditerranéens. Circulation fluviale perturbée voire interrompue sur le Rhin faute d’eau, incendies de forêts : tout autour de Berlin, lors de l’été 2022. Une grande partie du pays (dont sud-est de l’Allemagne, à la frontière tchèque) est en état de « sécheresse extrême » ou « exceptionnelle », selon l’institut UFZ de recherche environnementale.
En France, où la carte de l’EDO ne montre qu’une petite frange méridionale encore en sécheresse chronique : rappelons qu’en 2022, 50% du territoire français était concerné par des mesures de crise en lien avec la restriction de l’usage de l’eau.
« La France dispose d’une ressource renouvelable quantitativement élevée en comparaison d’autres pays européens, mais l’importance de sa population et la diversité des usages qu’elle en fait [agriculture, tourisme, énergie hydraulique & nucléaire, usages domestiques et industriels…] conduisent à des prélèvements importants et à une réserve disponible par habitant comparable à l’Allemagne, au Royaume-Uni ou à l’Espagne » (Cour des Comptes, La gestion quantitative de l’eau en période de changement climatique, juillet 2023).

Pour une gestion territoriale de la ressource en eau (petit cycle / grand cycle) : quels avantages de raisonner sur le (sous) bassin versant (France & Ruhr) vs à l’échelle de la municipalité ?
Au début des années 60, les initiateurs des 6 Agences de l’eau françaises (une par grand bassin versant) sont venus s’inspirer de la Ruhr :
« [Dans la région minière de la Ruhr, à la fin du XIXe siècle], les industriels du charbon et de l’acier se sont associés avec les villes, ainsi qu’avec d’autres industriels dépendant de la force motrice des rivières, pour stocker l’eau à potabiliser et évacuer les eaux usées. Ils ont obtenu du gouvernement impérial la transformation d’associations à adhésion volontaire en des institutions à adhésion obligatoire, [assortie de] redevances permettant de financer les investissements collectifs, tous réalisés par les fameuses Genossenschaften, qui sont des syndicats coopératifs de bassin […]. Au nombre de 11 aujourd’hui, elles offrent une illustration pratique de ce que représente le principe de subsidiarité en Allemagne : nécessaires dans la Ruhrgebiet, elles n’existent que dans cette région » (source). On a donc affaire à une gestion en bien commun à une échelle régionale.
Dans les autres Landers, la gestion de l’eau est restée municipale ou étatique : « En Allemagne, les redevances pollution (Abwasserabgaben) sont payées par les villes aux Länder, libre à elles de les répercuter ensuite sur les consommateurs [agriculteurs, industriels, autres usagers des services d’assainissement, etc…] ou sur les citoyens, et d’assumer leur décision » (source).
Si l’idée initiale a été prise en Allemagne, en revanche, le modèle des AE (Agences de l’eau) a dérivé au fil des décennies sur des travers bien français -à savoir, parafiscalité inégalitaire & déficit démocratique : « À partir de 1974, les redevances [les recettes des AE] ont été payées par les habitants via leurs factures d’eau, mais ces derniers n’étaient qu’indirectement représentés dans les comités de bassin ; ce sont leurs élus [en tant qu’autorités responsables des services publics considérés] qui siégeaient et votaient le montant desdites redevances… C’est ce changement qui est véritablement à l’origine du fait qu’à la fin des années 1990, les usagers domestiques payaient plus des 4/5 du total » (source).
Dotée de ses 6 agences d’eau depuis 1964, lors de la promulgation de la DCE (Directive Cadre sur l’Eau) en 2000 avec la notion de districts hydrographiques regroupant rivières et milieux aquatiques, la France a pu ressentir de la fierté d’avoir servi de modèle avec son approche par groupes de bassins versants.
Du même coup, la France peut se prendre en direct la principale critique qui est faite à la DCE (dès ce début de siècle) : « [Pourtant assortie d’un objectif de rationalisation économique], la Directive Cadre sur l’Eau tend à pêcher deux fois par omission : d’une part, il serait temps qu’elle s’intéresse à la question des quantités d’eau et pas seulement aux qualités ; d’autre part, une interprétation de la notion de recouvrement des coûts uniquement secteur par secteur risque de ne produire que des évaluations myopes ». C’est en effet oublier qu’en période estivale, dans de larges portions du territoire français, l’agriculture (conventionnelle, maïs en tête) représente 90% de la consommation d’eau. C’est aussi éluder la valeur sociétale et pas seulement monétaire de l’agriculture (elle-même largement sous-évaluée) : à faire trop d’évaluations économiques, on pourrait aussi arriver à la préconisation d’importer toute l’alimentation, pour pouvoir continuer à produire de l’énergie !
Développer et définir des règles pour les conflits d’usage (hiérarchie de l’eau, entre agricultures, tourisme, villes & autres usages domestiques, industries dont le nucléaire), sera l’une des affaires du siècle.

Quelles initiatives pour le niveau national, pour mieux gérer la ressource eau ?
Si l’approvisionnement en eau potable reste « assuré », le gouvernement allemand s’est doté à la mi-mars 2023 d’un plan eau pour le garantir à l’horizon 2050 malgré le changement climatique. Il vise à une utilisation plus efficace de la ressource, notamment avec des instruments financiers. La construction d’un réseau de conduites d’eau potable interrégionales est en débat pour prévenir des pénuries avec le changement climatique : « permettant d’amener plus d’eau des régions humides d’Allemagne vers les zones sèches ». Avec une gestion de l’eau principalement municipale en Allemagne, et le principe d’un approvisionnement en eau aussi proche que possible du lieu d’habitation, les régions ont (jusqu’à présent…) régulé leur propre approvisionnement en eau. « Des interconnexions et des conduites à longue distance seront nécessaires pour compenser les différences régionales en matière de disponibilité en eau. […] A l’avenir, les différences régionales pourraient également nécessiter des réseaux interconnectés suprarégionaux et des conduites à longue distance afin d’approvisionner l’Allemagne en eau de manière uniforme. Le ministère fédéral de l’Environnement, en collaboration avec les États fédéraux, déterminera la nécessité d’un tel approvisionnement en eau suprarégional et national » (source). Cette approche s’inscrit dans les « pipe technologies », souvent plus chères que d’autres solutions, et d’un tropisme sur le petit cycle de l’eau (eau dans les tuyaux : kleiner Wasserkreislauf) plutôt que sur celui du grand cycle de l’eau (großer Wasserkreislauf, vision plus globale et donc plus durable de la ressource eau, dans les nuages, et les nappes phréatiques). (voir figure 4 sur des régulations clés du grand cycle de l’eau).
En France, la présentation d’un Plan Eau gouvernemental a eu lieu en même temps qu’en Allemagne (mars 2023), avec deux (pauvres éléments) de langage : « d’ici 2030 : faire 10 % d’économie d’eau dans tous les secteurs » (un peu décevant, alors que l’on a installé une gestion par bassin hydrographique, facilitant le décloisonnement sectoriel et donc des arbitrages plus fins). Et aussi un plan d’urgence pour l’été pour « éviter au maximum les coupures d’eau potable » (le degré zéro de l’anticipation), avec la carte postale de la conférence de presse (devant le lac de Serre Ponçon) envoyant le message que les grands ouvrages hydrauliques restent encore d’actualité sur les questions de l’eau. Même si La Cour des comptes étrille la gestion des agences de l’eau (lemonde.fr), ces 6 Agences de l’eau, qualifiées parfois d’« états dans l’Etat » restent les gardiennes de la ressource. Elles savent plaider leur cause, notamment l’Agence Adour Garonne (territoire avec le plus d’irrigation) : « Fortes de leur expertise pour la mise en œuvre des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) et l’atteinte du bon état des masses d’eau fixé par la directive-cadre sur l’eau (DCE), les agences de l’eau disposent d’un véritable atout dans “leur capacité à planifier sur le temps long” ». Ainsi est né Entente Eau, en partenariat avec la Région Midi Pyrénées (devenue Occitanie). Les Appels à projets se succèdent : l’un des trois thèmes étant la « Gestion de la ressource et économies d’eau en agriculture : Transition agro-écologique, optimisation des ouvrages existants et réduction des prélèvements AEP pour l’élevage, par exemple ».
Elles sont aussi parfois en capacité de lancer des alertes portant sur le temps long : « Le bassin Adour-Garonne est confronté à d’importants enjeux quantitatifs en matière de ressource en eau. On estime le déficit actuel entre besoins et ressources de 200 à 250 millions de m3 pour l’ensemble du bassin Adour-Garonne. Sans modification des usages actuels et compte tenu des impacts attendus liés au changement climatique, ce déficit devrait être porté à 1 voire 1,2 milliard de m3 en 2050 ». Des données qui illustrent à quel point il est urgent de mettre l’agro-écologie au centre de la transformation du modèle agricole.
Conclusion intermédiaire
Innovations technologiques … ou innovations plus organisationnelles dans la gestion de l’eau rare et la refonte des systèmes de production agricoles ?
Les meilleurs spécialistes de l’amélioration des plantes sont les premiers à avoir décrits pourquoi les techniques génomiques de laboratoire ne sont pas LA planche de salut face au changement climatique : « La valorisation de la génétique mobilisera à la fois les innovations technologiques et celles du domaine de l’agronomie et de l’agro-écologie » (Ph. GATE, 2015)
Ils expliquent aussi qu’il convient d’effectuer une recherche moins analytique et plus systémique, en mettant au centre les questions de la gestion territoriale de l’eau (ce que nous avons décliné dans cette 2ème partie).
A suivre dans la 3ème partie de cette analyse des politiques publiques : quel rôle pour la diversification et l’agro-écologie dans la gestion de l’or bleu ?
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