Marie Halicki, une agricultrice fraîchement installée dans les Alpes françaises, raconte pour ARC2020 son lutte contre le virus FCO in 2024. Photo: Michel Halicki
A toutes celles et tous ceux qui ont tout donné. Qui donnent tout. Et qui continueront, quoi qu’il advienne.
Le métier d’éleveur relève parfois de la folie. La folie douce du quotidien, du temps passé à s’occuper des bêtes, un brin rêveur. Ou de la folie furieuse, déchaînée, quand il faut tenir face aux intempéries, aux coups durs, et aux coups du sort.
La fin de l’été a été particulièrement rude pour les brebis, les vaches et les chèvres. Nos filles n’ont pas été épargnées.
La FCO (Fièvre Catarrhale Ovine) a touché de plein fouet le troupeau à la mi-août. J’ai perdu douze bêtes sur soixante du 28 août au 15 octobre 2024. 20% du cheptel comme disent les statistiques. Nous avons également perdu deux vaches. Les autres, les rescapées, ont perdu beaucoup de poids, certaines ont eu du mal à se déplacer. J’ai dû aider deux brebis à se relever pendant une semaine. Deux autres ont complètement pelé, perdant leur laine au gré des ronces et des hautes herbes. Nous sommes en novembre et elles commencent juste à aller mieux.
Il a fallu gérer la maladie au milieu des mises bas, des parcs à faire, des foins et des moissons. Gérer est un bien grand mot d’ailleurs. Espérer, essayer, crier, pleurer, rager, baisser les bras, réessayer, hurler encore, lutter. Avec acharnement.
Photo: Michel Halicki
La FCO est un virus. Les antibiotiques n’ont donc pas d’effets directs sur cette maladie. On ne peut que “gérer les symptômes”. Nous avons tous essayé nos remèdes miracles, saugrenus, nos solutions expérimentales pour aider nos bêtes à s’en tirer au mieux. Homéopathie, plantes, anti-inflammatoires, écorce de saule, aspirine et j’en passe…
J’ai oscillé entre la joie brutale de voir une brebis “repartir” après l’utilisation d’huiles essentielles et le désespoir le plus profond d’en voir deux autres mourir avec le même traitement. Pendant les cinq premières semaines où la maladie a touché le troupeau, les bêtes ont tenu bon. Et je n’étais pas peu fière de mes filles. Malgré la fièvre, les ulcères dans la bouche, les glaires, les œdèmes de la face, elles tenaient. Entre le 8 août, date des premiers symptômes, et le 9 septembre, une seule bête est morte.
Matin et soir je prenais la température, matin et soir je donnais aux malades un mélange d’huiles essentielles et de plantes. J’ai cru réussir à passer à travers. A faire partie du petit nombre d’éleveurs chez qui la maladie n’avait que peu d’impact.
La sixième semaine m’a mis un brutal coup de bâton. Une brebis qui s’appelle Vanille vacille. Je la rentre avec ses trois petits, fraîchement nés. La fièvre baisse, disparaît. Mais Vanille ne mange plus. Et après cinq jours de soins, elle s’éteint. Deux agnelles suivent le même parcours la semaine d’après. Puis Ambel, ma vieille Ambel. Ma première brebis. J’ai juré aux dieux que je viendrai leur tordre le cou moi-même s’ils s’en prenaient à elle. J’ai entendu leurs rires, je crois. Et ils ont pris Ambel. Puis Cerise, puis les jeunes agnelles.
12 bêtes. 20% du cheptel, d’après les statistiques.
Il a fallu rentrer la tête dans les épaules, chaque matin, pour encaisser un coup probable entre les côtes. Un mauvais coup du sort, de ceux qui vous coupent la respiration. Morte, ou pas morte, cette bête qu’on soigne depuis plusieurs jours ? En rémission, cette vieille brebis à laquelle on tient tant ? Ou en rechute ? Il y en a qui ont été malades pendant trois à quatre semaines consécutives; oscillant entre une santé précaire et de fortes poussées de fièvre abrutissantes, l’écume aux lèvres et le regard vitreux, hagard.
Face à la fatalité, il faut un peu plus que de l’espoir pour que les choses s’améliorent. Une espèce de patience indolente. On s’engonce dans la routine : se lever, nourrir, soigner, recommencer. Chaque jour. On rit moins fort, on crie davantage, on s’énerve, on s’inquiète, et on attend. Parce qu’on ne peut faire que ça.
On essaie de contacter d’autres collègues, on prend des nouvelles, on interroge. On cherche des solutions qui marchent mieux que d’autres. En vérité, on cherche tous une seule chose : une solution miracle. On sait qu’elle n’existe pas, mais malgré tout, on espère que quelqu’un la sorte de sa besace magique. On ne sait jamais, au cas où. Même les vétérinaires ne peuvent pas nous sauver. Ils sont autant démunis que nous.
Il y a des réunions de crise avec le GDS (Groupement Départemental Sanitaire) et la DDPP (Direction Départementale de la Protection des Populations) où le niveau d’empathie et de compréhension de la sphère agricole frise l’irrespect. “Il y avait un vaccin, vous auriez dû vacciner”… mais je les ai commandé ces foutus vaccins moi, trois semaines avant l’épidémie. Et je les attends toujours, au beau milieu de la mi-août, alors que les moucherons, vecteurs de la maladie, nous vrombissent aux oreilles. J’aurais voulu vacciner, pour ne pas perdre Ambel, Vanille et Cerise. On nous a parlé de rupture de stock de la part des laboratoires, puis de problèmes de gestion de la part des plates-formes de distribution… On nous a conseillé d’asperger les bêtes d’insecticide pour les protéger, de les rentrer, puis de les sortir, de donner des antibiotiques, “au cas où”, de vacciner, quand même, en plein cœur de l’épidémie.
Photo: Michel Halicki
Aux questions que nous posons lors de ces réunions, nous obtenons peu de réponses. Pire, ma foi, les mouvements d’animaux entre les différents départements se poursuivent, les concours agricoles sont maintenus. Bref, les brebis et les vaches meurent, mais tout va bien.
Pour nous rassurer, on nous parle d’indemnisation. Pour ceux qui peuvent tenir le coup, qui ont la trésorerie et encore le moral, cela permettra de poursuivre avec un peu d’espoir pour l’année prochaine. Pour les autres, qui ont perdu plus de 50% de leur cheptel, de leurs bêtes, de leurs filles, ils et elles n’ont qu’à mettre la clef sous la porte. Après tout, il nous restera de l’agneau néo-zélandais pour les fêtes, il est moins cher en plus.
Mais les mauvaises nouvelles se poursuivent, au cœur de l’été. La FCO ne fait pas que mourir les bêtes. Les fortes fièvres entrainent de nombreux avortements, les béliers deviennent, pour certains, temporairement stériles, les mères qui produisent du lait tarissent. 2024 est merdique mais 2025 ne s’annonce pas mieux…Des agneaux en moins, ce sera également des revenus en moins.
Ici, il a fallu racheter 15 agnelles pour combler les pertes, car parmi les survivantes, certaines ne seront absolument pas aptes à la reproduction. 12 brebis et agnelles de perdues, cela représente une perte économique de 1 800€, auquel il faut rajouter le rachat de 15 agnelles pour un total de 2 350€. Nos deux vaches mortes représentent une perte de 3 000€. Auquel il faut rajouter des dépenses vétérinaires d’un montant de 1 000€. Et une vaccination qui va nous coûter autour de 3 500€ pour les brebis et les vaches. Un trou dans la trésorerie de 11 650€… ça pique.
Nous espérons maintenant que nos brebis sont bien pleines et qu’elles feront de jolis agneaux au printemps prochain. Les chiffres évoqués ne concernent que 12 brebis et 2 vaches chez nous. D’autres éleveurs ont perdu beaucoup plus.
La dernière nouvelle est tombée mi-novembre. Pour l’instant seules les bêtes touchées par la FCO 3 (c’est un variant) seront indemnisées. Nous avons été majoritairement touchés par la FCO 8 en Rhône Alpes. Nous ne serons donc pas prioritaires. Seules les bêtes de plus d’un an sont comptabilisées, et uniquement si elles sont mortes entre le 5 août et le 30 septembre 2024. Pour les autres, tant pis…
Photo: Michel Halicki
J’ai débuté l’élevage de façon professionnelle cette année, au 1er janvier 2024. Une bien drôle d’année. D’autres diraient “une année de merde”. La FCO m’a mise face à une réalité : tu peux tout perdre, quoi que tu fasses. A cause d’un moucheron. Même si tu t’appliques.
Mais cette foutue maladie m’a aussi montré que si tu t’accroches, que tu tiens ta respiration jusqu’au bout, ça peut marcher. J’ai perdu 12 bêtes, mais j’en ai sauvé 48 : Crème, Vadrouille, Salazie, Domino, Gringalette, Galipette et les autres. Elles sont toujours là. Et elles vont bien. Et pour elles je continuerai de me lever. De galérer, de pester, de tempêter, de rouspéter.
Et beaucoup d’autres éleveurs feront de même. En agriculture, il y a de formidables apnéistes. Des volontés de fer, des passionnés, des amoureux de leurs bêtes, des fous qui ont tout donné. Qui donnent tout. Et qui continueront, quoi qu’il advienne.
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