Alors qu’une deuxième semaine de manifestations de agriculteurs français commence, nous examinons plus en profondeur les raisons de leur frustration. Marie Halicki, une future agricultrice installée dans les Alpes françaises, partage son expérience de navigation à travers l’administration pour ARC2020.
Ce soir, même si je ne suis pas à 100% d’accord avec tous les blocages agricoles, je dois néanmoins partager mon retour d’expérience sur mon parcours à l’installation. J’ai travaillé dans le tourisme et la vente, j’ai récuré les allées dégueulasses d’un grand supermarché grenoblois, j’ai couru en tant que salariée au cul des brebis pendant 9 mois, nettoyé les pis des vaches dans le Beaufortain, fait de la pédagogie avec des canassons, et je bosse depuis dix ans sous les pieds des chevaux. Tout ça, mit bout à bout, ça fait un paquet de taff.
Mais me serais-je imaginée que tout ça, toutes ces heures de travail forcené, d’organisation, de réflexions, ce serait du pipi de chat à côté de mon installation agricole ?
J’élève des brebis en tant qu’éleveuse amateur depuis 3 ans (officiellement, parce qu’officieusement, j’ai des brebis depuis 9 ans à la maison). Et puis un jour vient cette idée folle de se lancer en tant qu’agricultrice, “pour de vrai”. De s’installer avec mon compagnon, sur les terres de sa famille et de reprendre l’exploitation qui se transmet de génération en génération depuis belle lurette.
Et on se prend à ce moment là des claques, des claques phénoménales. Des claques administratives, qui te freinent comme un mur en béton armé peut freiner l’élan d’un pauvre mouchillon plein d’envies. J’ai le sentiment depuis plus d’un an (procédure d’installation lancée depuis octobre 2022) de nager le papillon dans un énorme bain de mélasse ou une énorme piscine olympique remplie de semoule bien lourde. Et si cela ne suffisait pas, des administrateurs autour de la piscine qui t’appuient la tête sous l’eau avec le pied, juste pour voir si ceux qui ont vraiment du mordant vont arriver au bout sans se noyer.
On passe par la première réunion en groupe, via la chambre d’agriculture, pour « faire le point ». Avec une intervenante pétrie de certitudes qui m’assure que je n’aurais pas accès à la VAE parce que je ne cumule pas « un an de salariat agricole ». Sans VAE, pas de BP REA (Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole). Sans BPREA, pas de DJA possible (Dotation Jeune Agriculteur, gros coup de pousse pour éviter de se pendre dès la première année d’installation).
J’ai pourtant eu mon BPREA, grâce à une VAE et à une super conseillère et intervenante de la Côte-Saint-André, qui m’a accompagnée d’une main de maître. Merci à elle. 70 pages de documents (plus que mon mémoire de master ! ) et 3 mois plus tard, j’obtenais mon BPREA.
Puis vous rencontrez un juriste, un comptable, deux juristes, deux comptables, et vous vous posez de plus en plus de questions. Parce que les choix que vous allez faire maintenant vont vous engager pour les 30 prochaines années de votre vie. Et vous pouvez pas vraiment vous gourer. Parce que vous n’allez pas engager que du matériel, mais des bêtes, des animaux, des petits brebinettes et des vaches qui vont vous faire gagner votre vie pendant toutes ces années. Ce n’est pas juste du « cheptel » pour moi, ce sont mes filles, mes petites protégées.
Dans la piscine pleine de mélasse, vous prenez une respiration, quitte à finir en apnée, et vous continuez. Parce que ça fait dix ans qu’on file des coups de main ou qu’on bosse gratos pour ce projet, qu’on ne part plus en vacances ou qu’on sacrifie des weekends avec les copains pour tout ça (désolée, d’ailleurs, les amis, de toutes ces journées ou soirées que j’ai laissé de côté pour ce projet).
Puis il faut avancer les sous. 2 700€ pour l’immatriculation de l’entreprise, obtenir un statut juridique, un numéro SIRET et laisser le boulot à quelqu’un d’autres pour gratter du papier. Puis 30 000 € pour créer les parts sociales en EARL. Puis il y aura les vaches à acheter, le matériel, puis, peut être, un jour, les terres et les bâtiments (parce que 15 ans de salariat et de boulot indépendants ne suffisent pas à payer une ferme en polyculture-élevage, même quand on est deux à s’installer). Pas loin de 250 000€ mis bout à bout. Ça pique. Ça pique, très, très fort.
Il faudra tenir un sacré moment en apnée en espérant voir un jour le bout de la piscine.
Puis commence les démarches de DJA à proprement parler. Et j’entends certains dire d’ici : « oui, mai ce sont des fonds publics tout de même, normal, un peu, qu’on vous demande des dossiers et des justificatifs pour avoir ces sous »…
Des sous, j’en ai eu à la pelle pour des formations professionnelles : 10 000€ par la région pour mon diplôme de Monitrice d’Equitation, puis 8 000€ encore pour ma formation de Berger d’Alpage, puis quelques mois de chômage. Mis bout à bout, pas loin de 20 000€. Pour lesquels on on ne m’avait demandé à l’époque qu’une ou deux conditions, un formulaire et hop, accès à la formation, sans contrepartie aucune, si ce n’était de finir les quelques mois de présence en cours (et ce n’était pas du haut vol, n’en déplaise à certains).
En tant qu’agriculteur. Que nenni. A somme égale, il va te falloir passer des heures dans les bureaux, devant l’ordinateur à te faire saigner les yeux pour comprendre des termes juridiques et fiscaux, t’engager pour 4 ans au moins sur une trajectoire économique, te former, remplir encore des dossiers… et rendre la fameuse DJA si tu n’atteints pas tes objectifs. C’est peu courant de rendre la DJA, mais sans doute parce que les agriculteurs qui s’engagent on trop de passion pour s’arrêter, ou trop la trouille.
Sans parler des Autorisations d’Exploiter à demander (qui sont encore différentes du bail ou fermage, et encore différentes des déclarations PAC), des plans d’épandage à faire, des carnets sanitaires à remplir, des rendez-vous véto pour les prophylaxies (prises de sang obligatoires tous les ans pour l’intégralité du cheptel en bovins, tous les 3 ans en ovins, sur échantillons du troupeau), des fournisseurs à rappeler, des semences à commander, de la météo à consulter, sans oublier de dormir et de manger. Et tout cela, évidemment, entre deux agnelages, des kilomètres sur le tracteur ou au milieu des prairies à faire des parcs, quand il pleut, quand il y a de l’orage, à avoir le fond des bottes qui fait « splitch splitch » et le slip trempé. Au milieu des gens qui emmènent leurs chiens chier dans tes parcs parce que « c’est juste de l’herbe » et que toi, l’agriculteur, tu es vu juste comme le dernier des connards parce que tu laboures le dimanche en faisant du bruit alors que c’ était la réunion de famille (mais personne se demande si toi t’avais pas envie d’être avec ta famille ce même dimanche, parce que c’est le seul jour de beau au milieu d’une tempête de jours pourris).
Je ne lâcherai rien. J’aime trop ça, même si ça fait mal des fois, et qu’on se fait chier à avancer dans un brouillard à couper au couteau. J’ai trop de plaisir à entendre mes brebis bêler quand j’arrive, à les voir descendre la pente en courant avec mon patou pour quelques caresses, des croquettes et un peu d’orge. Mais j’aimerais qu’un jour il y ait un guichet administratif unique, avec des gens compréhensifs, qui nous donnent de vraies solutions, qui nous font pas patienter 15 plombes pour remplir 40 fois le même dossier avec les mêmes informations, tout ça pour dire au bout de six mois que votre carte d’identité est périmée et que ça va donc encore prendre du retard. Des comptables qui nous donnent des solutions adaptées à nos contextes, au lieu de nous jeter à la pomme des explications dignes de Wikipédia pour 3000€/an tout en consultant les résultats comptables avec un air de « c’est pas terrible ».
Dans 15 jours, j’aurais une journée de bilan de compétences, puis 3 jours de Plan de Professionnalisation Personnalisé (PPP, clairement pour PAN PAN PAN). Avant même d’avoir mis un orteil dans un tracteur, j’ai déjà remplis, envoyé, transmis une vingtaine de documents différents allant de la comptabilité à des « analyses de durabilité », des projections financières, des diagnostics de projet d’installation, qui devront être complétés par des analyses supplémentaires et j’en passe. Rythme de vie digne de mes souvenirs de classes préparatoires pour passer le concours à l’ENS – 6h/23h, tous les jours, sans vacances ni sorties. Et je vous parle même pas des documents techniques que j’ai dû ingurgiter pour compléter la somme de connaissances (nécessaires) à la gestion du vivant, on peut parler de milliers de pages.
Alors je suis pas dans un tracteur ce soir (on aura pas vraiment assez de sous pour renouveler les vieux de la ferme ces prochaines années), mais je pense fort à tous ceux et toutes celles qui s’arrachent les cheveux face à la quantité ubuesque de documents à remplir, à renvoyer, à contresigner pour avoir juste le droit de travailler. Si je n’avais qu’un souhait, ce serait de passer plus de temps avec mes brebis et moins avec mon ordinateur… parce que le gigot d’agneau ça se mange, avec des petits oignons et des carottes cuites… on ne nourrit pas une nation de papiers et de composants informatiques.
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