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« Étant donné que de nombreuses compétences clés relatives aux politiques axées sur la consommation relèvent de la compétence nationale, la loi SFS devrait exiger une action aux niveaux national et local par le biais de plans nationaux pour une alimentation durable ».
EU Food Policy Coalition
Parmi les autres sujets à régler au niveau national : la régulation du foncier agricole, sur laquelle seuls les Etats Membres sont compétents.
Une analyse de Marie-Lise Breure Montagne, du projet RURAL RESILIENCE, avec de chaleureux remerciements pour Magali BARDOU (Fonction Publique Territoriale) et Coline SOVRAN (Terre de Liens) pour leurs relectures, commentaires et contributions.
Introduction
Impossible de s’atteler à la reterritorialisation des systèmes alimentaires sans porter le regard sur ces collectivités locales urbaines qui accèdent au foncier agricole en zones rurales : par exemple pour « développer l’activité de maraîchage existante, afin d’alimenter en fruits et légumes biologiques les crèches de la ville ». En France, les entités publiques ne représentent aujourd’hui que 5% des surfaces de terres agricoles (13% dans le Sud et les zones de montagne) (source : TERRE DE LIENS / CEREMA). Autre catégorie d’acteurs qui mettent les revendications foncières en première ligne : “Les zones rurales se vident, tandis que les jeunes et nouveaux entrants qui voudraient s’installer dans une activité agricole, et notamment ceux qui suivent une approche agroécologique, peinent à accéder à la terre”. En France, les NIMA (Non Issues des Milieux Agricoles) sont de (plus ou moins) jeunes porteurs de projet qui souhaitent faire un retour à la terre -sans le recours classique à un héritage ou une transmission par des parents agriculteurs. En moyenne, les NIMA constituent un fait rural majeur car ils représentent 60% des candidats à l’installation (Source : Chambre d’agriculture France, 2020).
En clair : de nouveaux entrants, dans un système de régulation du foncier particulièrement complexe (ancré avant l’arrivée de la PAC) : quelles trajectoires la France et l’Allemagne ont-elles suivi dans leurs histoires commune et singulière ?
Le foncier agricole obéit à un paradoxe économique saisissant : un facteur de la production agricole essentiel, mais hors du champ des politiques publiques européennes (agricoles ou environnementales). Nous sommes au début d’une décennie où le renouvellement de génération chez les agriculteurs met en péril des pans entiers de l’agriculture européenne. Quelques instruments comme le droit de préemption ont pu servir de bases à des propositions de construire une politique foncière européenne ex-nihilo. Ce droit constituant un petit dénominateur commun entre la France et l’Allemagne, il mérite toute notre attention. En France, le droit de préemption des fermiers est une des facettes ; les SAFER et les collectivités exercent aussi ce droit de préemption dans d’autres cas de figure.
Poursuivant la comparaison entre ces deux géants de l’Europe, nous verrons (dans une partie 2) dans quelle mesure le niveau Lander / Région française est autonome et pertinent pour adapter les politiques foncières aux réalités locales. Enfin, car la société civile reste un des moteurs de la transition agroécologique, les initiatives citoyennes restent un recours pour mettre le foncier au centre des attentions.
En France comme en Allemagne : un cadre législatif sur le foncier agricole qui date d’avant la mise en place de la PAC
La régulation foncière est anachronique : elle a été pensée dans les années 50. A cette époque, les experts gouvernementaux français considèrent que la population paysanne est deux fois trop nombreuse. En outre, comme l’expliquait le Ministre Edgar PISANI lors de la loi de modernisation de 1962, cette législation engage l’exploitant à acquérir la propriété du sol qu’il cultive. « Cela traduit une vision très patrimoniale de la terre agricole en France, malgré la mise en place du fermage [dit “moderne” : loi de 1946, limitant les abus des propriétaires], qui sécurise les agriculteurs locataires », précise Colline SOVRAN (TERRE DE LIENS). Dans chaque département, une Commission dite des « cumuls et réunions d’exploitation agricole » détermine par régions naturelles, suivant les catégories de terres et la nature des cultures, des surfaces minima et maxima.
Surtout, l’instrument essentiel de cette politique est constitué par les Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) dont « l’objet est d’améliorer les structures agraires, d’accroître la superficie de certaines exploitations et de faciliter la mise en culture du sol et l’installation d’agriculteurs à la terre » (Histoire de la France Rurale, Tome 4, 1987, Duby & Wallon). Véritable instrument de maîtrise du marché foncier « en vue de favoriser une répartition plus judicieuse des terres mises en vente », les SAFER sont des sociétés anonymes semi publiques, qui « disposent d’un droit de préemption pour procéder aux acquisitions et fonctionnent sans but lucratif ». Elles sont aussi alignées sur le principe de co-gestion de l’agriculture française : « l’initiative de constitution des SAFER n’appartient pas à l’Etat, ni aux collectivités publiques [qui elles aussi peuvent exercer un droit de préemption], mais aux organisations professionnelles jugées représentatives » (DUBY & al., 1987). La Confédération paysanne, qui s’est développée plus tard à partir des années 70 – 80 comme syndicat minoritaire, reste en lutte pour que la gouvernance des SAFER soit équitablement appliquée : “Après l’audition des candidats, tous les membres de la commission [locale] doivent participer aux débats. En cas de vote, chaque syndicat dispose d’une voix, quel que soit le nombre de délégués présents. Le procès-verbal portant les propositions de la commission doit être signé par tous. Un pas vers le pluralisme et la transparence !”.
Un tournant s’est opéré au début de ce siècle : « En France, ‘’la politique des structures agricoles’’ [partie 2 de l’analyse, à venir] conçue en 1960, pour orienter le marché foncier, avec les SAFER, et l’évolution des exploitations agricoles, avec les commissions départementales des structures, ne permet plus d’orienter l’évolution des structures sociétaires des exploitations, les transferts de parts [au capital] de sociétés n’étant plus soumis à autorisation depuis 2006. [Même situation] en Allemagne, les transferts de parts [au capital] de sociétés agricoles ne sont pas soumis à autorisation contrairement aux ventes et locations de terre ». En France, il a fallu attendre la loi SEMPASTOUS (entrée en vigueur le 1er avril 2023) pour que soit introduit l’accord préalable du préfet pour certaines cessions de parts -on attend de voir son application et son impact, sur cette partie du marché foncier agricole, devenue très opaque et très prégnante.
Comme le montrait déjà l’étude HANDS ON THE LAND de 2013 : l’artificialisation des terres agricoles est une maladie chronique française : « La diminution de la surface agricole ou l’artificialisation des terres apparaît comme égale à la surface d’un département tous les 10 ans entre 1992 et 2003, puis tous les 7 ans entre 2006 et 2009, etc.”.
”Un cinquième [20 % !] du potentiel agricole français aura été perdu entre 1960 et 2060 », résumait plus récemment la Fédération Nationale des SAFER. La prise en compte de ce problème est prévue par les différentes politiques d’urbanisme (conduites en local par les collectivités, définies par des textes nationaux). Le principe de gestion économe de l’espace (établi par la loi SRU de 2000), est progressivement raffiné avec « la multiplication d’outils de gestion du foncier, comme les Zonages de protection renforcée de l’agriculture (ZAP) ; les Périmètres de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (PAEN) ». La mise en place plus récente de l’objectif Zéro Artificialisation Nette (ZAN), faisant suite à la Conférence citoyenne pour le Climat (puis la loi “Climat et Résilience” du 22 août 2021) soulève un nouvel espoir, vite modéré par les experts du foncier agricole en France : « Le temps que le ZAN soit visible sur le terrain : une grande inertie [liée à la simple coordination entre urbanisme et actions foncières] est à craindre ». En outre, la valeur de la terre constructible est en moyenne 25 fois plus élevée que la terre agricole (Source : FNSAFER, Le prix des terres en 2022) ; dans certaines zones, cela peut monter jusqu’à 500 fois -quasi impossible de lutter face à une telle équation. Enfin, un autre facteur d’inertie puissant en période de décroissance des budgets publics : une commune qui bâtit et qui artificialise son territoire est une commune qui pourra engranger de meilleures recettes fiscales. La France des “maires bâtisseurs”, héritée des trente glorieuses, reste sur les rails.
En Allemagne, pays plus densément peuplé que la France, ce qu’il faut notamment retenir de sa politique foncière agricole : les opérations exceptionnelles suivant la réunification des deux Allemagnes.
Pour résumer la situation en Allemagne de l’Ouest, la « loi sur des mesures visant à améliorer les structures agricoles et à sauvegarder les exploitations agricoles et forestières » (Loi foncière) est entrée en vigueur quasi au même moment qu’en France, soit le 28 juillet 1961. Des modifications minimes ont été introduites en 1974 et 1986 (puis une fois la réunification opérée : en 2005, 2006 et 2008).
Dans l’ex-Allemagne de l’Est, la dé-collectivisation s’est traduite par un accaparement des terres en plusieurs temps : « [La loi d’adaptation de l’agriculture en 1991] a rétabli l’intégralité des droits de propriété sur les biens transmis autrefois à la coopérative (sous collectivisation forcée de l’agriculture). Dans le même temps, l’organisme chargé de la privatisation des biens de la propriété du peuple de l’ex-RDA, a procédé à la restitution des biens expropriés, à l’exception des terres des anciens grands domaines confisqués par la réforme agraire ».
La carte des structures agricoles allemandes montre une nette différence entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne : de très grosses exploitations ont vu le jour à l’Est (cf figure 1). Autre conséquence directe, encore prégnante aujourd’hui : « Le morcellement de la propriété foncière, la disjonction de celle-ci avec son usage, sont à l’origine de la place prépondérante du marché locatif ».
75% des terres allemandes sont en faire valoir indirect (fermage), soit 10 points de plus qu’en France (cf figure 2).
Figure 2 : Géographie de la propriété en France. Source : SFER
Zoom sur le droit de préemption, “exception” franco-allemande : possible « pièce maîtresse » d’une directive foncière de l’UE ?
En mars 2023, un temps de débat organisé par l’ECVC a permis d’évoquer l’intérêt du droit de préemption, comme instrument structurant pour une future « land directive for EU ».
En Allemagne, « un droit de préemption peut être exercé par des associations à but non lucratif («Landgesellschaften»). Leur base légale date de 1919 («Reichssiedlungsgesetz») […] En Bade-Wurtemberg, la société d’aménagement rural, sur la base de la loi de 2010 sur l’amélioration des structures agricoles, peut également exercer le droit de préemption au bénéfice de sa banque foncière, sans avoir un second acquéreur immédiatement. Le terrain devra alors être utilisé pour améliorer les structures agricoles sur une période de 10 ans ».
En France, le droit de préemption est ainsi défini et exercé : « Faculté conférée à une personne, par la loi ou par un contrat, d’acquérir un bien par préférence à une autre […] En France, cette faculté n’est prévue que dans des législations spéciales [dont statut du fermage]. Suivant le Code rural français, le droit de préemption est le droit exceptionnel du fermier d’être, en cas de vente du fonds, averti par le propriétaire de son projet de vente et d’avoir la préférence sur tout autre acheteur éventuel ». Ce droit du fermier ne pourra s’exercer si le propriétaire vend à un membre de sa famille (jusqu’au troisième degré !), ni en cas d’échange, ni en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique. Les collectivités peuvent ainsi préempter des terres, dans une majorité des cas jusqu’alors pour les artificialiser (DPU : Droit de Préemption Urbain, si le zonage du Plan d’Urbanisme le permet). Enfin le droit de préemption ne peut jouer que pour la vente de domaines ruraux, d’une superficie minimale, justifiable de viabilité.
S’il est parfois présenté comme un bon angle d’approche d’une future directive européenne sur le foncier agricole, pour bien s’y préparer, gardons à l’esprit l’histoire de ce droit de préemption en France : « Deux arrêts de la Cour de cassation, en date du 25 novembre 1975, vident pratiquement de tout contenu l’exercice du droit de préemption. En effet, celui-ci ne peut plus s’exercer chaque fois que la transaction porte sur une exploitation équilibrée ou sur une exploitation judicieusement composée » (G. DUBY & A. WALLON, 1987). En clair, par la jurisprudence, le juge introduit une notion neutralisant la vision du législateur. Finalement, ces historiens estiment que « les lois d’orientation […] ont simplement infléchi la ligne de pente en accentuant le processus d’élimination des plus petits producteurs », et concluent en affirmant que « les grandes exploitations ont peu souffert des barrières théoriques [dont le droit de préemption] dressées pour bloquer leur extension ». Des données plus actuelles démontrent que la place du droit de préemption exercée par la SAFER reste marginale : « en 2021, les SAFER ont exercé 3 040 préemptions. Dans 57 % des cas, la préemption a donné lieu à une acquisition ; dans 43% un retrait de la vente, comme le permet le code rural […]. Par rapport à l’ensemble de l’activité des SAFER, cela représente 13 % du nombre des acquisitions, 7 % des surfaces et 3 % de leur valeur ».
Pour finir, signalons que le droit de préemption est un instrument juridique assez complexe : « Les règles qui gouvernent l’exercice du droit de préemption présentent cette particularité qu’elles relèvent, pour partie, du droit public [politiques publiques foncières et d’urbanisme] et, pour partie, du droit privé [dont le droit de propriété]. Le contentieux de la préemption est, en conséquence, partagé entre chacun des deux ordres de juridiction, avec tous les risques de dysfonctionnement qu’implique une pareille situation ». La lecture de ce droit, à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme (toute loi d’un état membre devant se conformer à ce texte européen), est la suivante : « On soulignera, … s’agissant du contentieux relatif aux conséquences de l’annulation de la décision de préemption, que la répartition des compétences en la matière reste difficilement intelligible ». Et qu’« il n’est pas pour autant certain que les transformations ainsi constatées [via la loi ALUR : Urbanisme Responsable] soient suffisantes pour mettre la France à l’abri d’une condamnation par les instances de Strasbourg ».
En bref, en l’état, beaucoup (trop ?) d’obstacles en perspective avant la généralisation à l’échelle européenne d’un instrument structurant comme le droit de préemption.
Rendez-vous prochainement pour la partie 2 de cette analyse : dans quelle mesure, dans chacun de ces deux pays, le niveau régional est-il autonome et pertinent pour adapter les politiques foncières à des réalités plus locales ? Et que retenir des initiatives clés menées par la société civile, dans chacun des deux pays ?
De 2023 à 2024, pour la deuxième phase du projet « Rural Resilience », nous portons le regard au-delà de la France, vers l’Allemagne, et d’autres pays européens. Tous ensemble pour un fort impact : cohérence entre politiques publiques dans les zones rurales.
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