Bien-être dans les zones rurales ? Un pas de côté, pour envisager la sortie des pesticides 

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Que racontait-on sur les pesticides, lors de la sortie du livre-référence de la biologiste Rachel CARSON : « Le printemps silencieux », en 1962 -il y a plus 60 ans ? La biologie moléculaire et cellulaire pouvait déjà éclairer la grande similitude des cellules des « ravageurs » avec celles des humains. Par conséquent, tout produit destiné à tuer ou à perturber un être vivant ne peut être sans effet délétère sur la biologie, donc la santé humaine : « [Mrs CARSON] ajoute des références à l’histoire … pour montrer l’absurdité des campagnes anti-cancéreuses si l’on laisse se multiplier les cancérogènes ».

Le règlement SUR (Sustainable Use of Pesticides) nous propose encore au moins trente ans de coexistence avec les pesticides, avec l’objectif de sortie des pesticides vers 2050 (l’un des objectifs de la stratégie « Farm to Fork » adossé au Green Deal) : peut-on se permettre d’attendre encore trois décennies ? Non, répondent ceux qui plaident pour une réduction de 80% d’ici 2030 (et non pas 50%).

Cet analyse prend appui sur les connaissances accumulées sur l’impact des pesticides sur la santé, en distinguant deux types de population les exposées : les agriculteurs et autres professionnels utilisateurs de pesticides (Partie 1) et les communautés rurales (Partie 2). 

Dans cette première partie, des initiatives françaises au service de la santé des agriculteurs touchés par l’exposition aux pesticides seront mises en avant. 

Rédaction : Marie-Lise Breure-Montagne, du projet Rural Resilience.

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L’impact sur la santé des agriculteurs trop longtemps négligé et sous-estimé

La France se trouve être en effet « championne d’Europe » de la consommation des pesticides (volumes de ventes de pesticides, 2020), avec aussi des épandages (3,44 kg/ha/an) un peu au-dessus de la moyenne européenne (3.3 kg/ha/an) (Tableau 1). Autre constat sur l’immobilisme relatif à ces questions : 

« [Nous sommes confrontés à un] paradoxe : malgré la baisse du nombre de substances actives disponibles sur le marché (les plus problématiques ont été retirées du marché, au moins en Europe) : la consommation en volume ne faiblit pas. [Nous devons faire le] constat d’échec des innovations dites incrémentales pour réduire la consommation [via les plans ECO-PHYTO] » 

(Colloque INRAE, Paris, 21 mars 2023). 

Tableau 1 : Comparaison France / Allemagne sur les pesticides et la surveillance sanitaire de la population

Une prise de conscience très lente des effets des pesticides

L’INSERM (entité de recherche publique en France) avait produit dès 2013 une étude complète (« expertise collective » de publications scientifiques) sur l’impact des pesticides sur la santé humaine : 

« Sur le plan de la connaissance scientifique, la période contemporaine est marquée par l’accumulation de données épidémiologiques mettant en évidence un risque augmenté de survenue de certaines pathologies chroniques, comme la maladie de Parkinson, certaines hémopathies malignes [cancers du sang] ou le cancer de la prostate, parmi les populations les plus exposées aux pesticides » 

(Inserm, 2013).

A l’heure où se prépare la Directive européenne SUR, la version 2021 de l’étude INSERM, malgré ses partis pris méthodologiques (5000 publications analysées) ne vient que confirmer ces constats et en allonge la liste des pathologies, où existe un lien entre l’exposition aux pesticides et la survenue d’une pathologie (cf figure 1). Comme le suggérait déjà la scientifique Rachel CARSON, les cancers occupent une large place dans cette liste

Ce qu’il convient aussi d’expliquer aux utilisateurs de pesticides (pour être le plus proche possible du réel) : L’effet cancérogène d’un pesticide (ou plusieurs !) initie un cancer puis l’effet immunosuppresseur peut empêcher l’organisme de se défendre ; enfin l’effet endocrinien de poisons chimiques divers booste la croissance de certaines cellules tumorales des foyers primaires, voire des métastases. Les cancers les plus fréquents aussi bien chez les hommes (prostate) que chez les femmes (sein RH+) sont des cancers hormono-dépendants : dépendants aussi de l’effet endocrinien des poisons chimique de notre environnement. 

Ce que confirme l’étude INSERM 2021, par sa revue de la littérature scientifique, c’est que d’autres pesticides plus récents semblent tout aussi « performants » que le DDT à interagir à plusieurs niveaux de la physiologie humaine. Des super-pathogènes, en quelque sorte, en vente libre ! 

Comme si la leçon du DDT (pro-œstrogénique, génotoxique et immunomodulateur) n’avait servi à rien ? Restons optimistes car la jurisprudence produit des changements : le juge européen impose désormais la prise en compte des effets cocktails dans l’analyse des effets des pesticides. Plus précisément, s’impose la prise en compte des effets cumulés des composants des produits phytopharmaceutiques (Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt de grande chambre rendu le 1er octobre 2019 ; affaire n° C-616/17).

Ces éclairages scientifiques sont encore loin d’infléchir les pratiques constatées sur le processus d’homologation : ainsi l’ONG PAN Europe dénonce, par sa campagne Ban the ‘Toxic 12 la présence sur le marché européen de molécules inacceptables : 

« Fungicide dimoxystrobin is used in northern and southern Europe on cereals, oilseeds and grass. It is classified both as suspected of damaging the unborn child (toxic to reproduction cat 2) and of causing cancer (carcinogen cat 2). Studies showed tumours in the intestines and thyroid ». 

Une décision qui aurait pu être prise 7 ans plus tôt.

Le pouvoir réel de nuisances des pesticides, en général et leur effet cancérogène en particulier, est démontré. Regarder dans le détail comment est produite cette démonstration scientifique amène à une conviction : si on disposait de moyens illimités pour mener des études, la liste des pathologies imputables aux pesticides serait sans doute plus longue. Et quand on consulte d’autres sources que l’INSERM : apparaissent des cancers comme le cholangiocarcinome « en hausse dans toutes les tranches d’âge » ou le cancer de la vessie (« quadruplement de risque chez les femmes cultivatrices ») ou le cancer du sein (équipe californienne, fondée sur une cohorte suivie sur plusieurs décennies). 

Figure 1 – L’impact des pesticides sur la santé humaine

Déconstruire les moyens de taire les effets des pesticides sur la santé des agriculteurs.trices. 

La problématique de l’exposition professionnelle a longtemps été ramenée à sa plus simple expression : le contact fortuit avec le produit (au moment même de son utilisation), causant un empoisonnement accidentel dit « aigu ».


Ainsi, en admettant des expositions par la voie cutanée (pour les dossiers d’homologation des produits phyto), les autres sources (plus indirectes) d’exposition à ces molécules sont mal ou pas du tout documentées : 

« Les études métrologiques sur les pesticides menées par des hygiénistes en Europe et en Amérique du Nord (essentiellement à l’initiative d’industriels dans le cadre de la réglementation de mise sur le marché pour ces derniers) ont montré depuis plusieurs décennies, que la voie majeure d’exposition aux pesticides en milieu professionnel était la voie cutanée » (source : INSERM 2013). 

Ce qui permet de réduire les effets nocifs des produits à des maladresses (individuelles) de la part des utilisateurs de pesticides ! De nier au passage la rémanence des pesticides dans les eaux, l’air, les sols et autres surfaces, etc… Puis, chemin faisant, de faire comme s’il est toujours possible de porter des équipements de protection : or, comme l’indique le chercheur Pierre LEBAILLY :

 « Tout le monde sait qu’il n’est pas possible de porter des équipements de protection individuelle lors des tâches de ré-entrée (tâches dans un délai dit « DRE » après la pulvérisation : souvent réalisées par des femmes) en viticulture, en arboriculture ou en serres. Or sans ces équipements, le risque pour la santé des professionnels et évalué dans le cadre de l’homologation n’est pas acceptable… et pourtant de nombreux pesticides sont toujours sur le marché… ». 

L’empoisonnement chronique par les pesticides reste difficile à démontrer (d’autant que les souris : modèle animal en toxicologie ont une durée de vie trop courte pour l’étudier en laboratoire). Aussi, restent des cas individuels qui permettent d’illustrer l’ampleur du phénomène. 

Michel est un salarié agricole de 58 ans dans une « exploitation agricole de grandes cultures » du Bassin Parisien, atteint d’un cancer de la prostate (heureusement détecté à temps, par le taux de PSA). Avant ce diagnostic, il n’avait absolument pas conscience de courir un tel danger ; en rémission, il exerce toujours le même travail : 

« les cabines de nos tracteurs nous permettent de nous sentir protégés », explique-t-il, heureux d’être en vie et actif malgré les séquelles. 

Ce cancer de la prostate a été reconnu comme maladie professionnelle liée aux pesticides pour le régime agricole et général (une des victoires les plus récentes de l’Association PHYTO VICTIMES, fondée en 2011). Michel a découvert ses droits à ce sujet grâce à une information sur le site de la sécurité sociale (celui du régime général et pas celui de la MSA : Mutualité Sociale Agricole, où « la page internet sur ce sujet est très difficile à trouver »…). Grâce à la traçabilité écrite de toutes ses activités professionnelles (bonne habitude des carnets !), Michel a réussi à comptabiliser qu’il avait été exposé à plus de 500 « produits phyto » différents au cours de sa vie professionnelle (différentes formulations). Pour son dossier de reconnaissance de la maladie professionnelle, seules les 10 dernières années de factures de pesticides sont demandées à son employeur pour renforcer le dossier, bien que son exposition soit de fait quatre fois plus longue. 

Maitre LAFFORGUE, avocat des victimes de l’amiante, ou personnes exposées aux essais nucléaires français, avocat de Paul FRANCOIS (contre MONSANTO et la commercialisation du LASSO), et de l’association PHYTO VICTIMES, dénonce une sous-reconnaissance des maladies professionnelles liées aux pesticides. En outre, « en comparaison avec l’amiante, il n’y a pas de réparation intégrale du préjudice pour les victimes de pesticides »

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Deux initiatives françaises : l’association PHYTO VICTIMES (à l’œuvre depuis 2011) et la cohorte AGRICAN (installée en 2003)

La création de l’association PHYTO VICTIMES découle d’un très long processus :

« Suite à l’adoption, en 2002, d’une assurance obligatoire contre les accidents du travail et les maladies professionnelles des non-salariés agricoles, plusieurs exploitants atteints de pathologies susceptibles d’être imputées à leur exposition aux pesticides (maladies neurodégénératives, hémopathies malignes) ont entrepris isolément des démarches en vue de l’obtention d’une reconnaissance de maladie professionnelle [sans succès] » (INSERM 2021). 

Une quarantaine d’agriculteurs victimes de pesticides se regroupent en 2011 pour créer l’association PHYTO-VICTIMES, autour de Paul FRANCOIS.

Autant être clair : parmi les fondateurs, certains sont aujourd’hui morts de leur pathologie (taux de survie à 5 ans de certains cancers du sang : moins de 30%) ; leur famille parfois encore en attente d’indemnisation … après deux décennies de démarche. Telle une armée de résistants, d’autres nouvelles victimes de pesticides rentrent dans la lutte : pour la reconnaissance des maladies professionnelles liées aux pesticides, et surtout pour déconstruire les discours sur les produits phytosanitaires, trop longtemps dispensés aux jeunes en formation. En 10 ans, l’association a contribué à faire reconnaitre comme maladie professionnelle : la maladie de Parkinson (2012), les hémopathies malignes (2015) et le cancer de la prostate (2022). 

AGRICAN est la plus grande étude au monde conduite sur les cancers en milieu professionnel agricole, réalisée par des chercheurs du Centre François Baclesse à Caen et de l’Université de Bordeaux. Sur la frise chronologique des travaux de la cohorte, on peut constater que les résultats sur les cancers de la prostate arrivent plus tôt (une demi-décennie avant) que ceux sur le cancer du sein

Alors qu’ils constituent l’un et l’autre les premières causes de cancer chez les hommes et les femmes, en fréquence quasi identique (soit globalement en France, un million de personnes chaque décennie). Si le cancer de la prostate a été étudié en premier, cela renvoie à l’urgence « Chlordécone » (insecticide du bananier) : 

« Il fallait pouvoir répondre [au contexte français], démontrer que le chlordécone n’est pas le seul pesticide induisant le cancer de prostate et qu’il se passe la même chose en France métropolitaine que dans d’autres pays. Sans ces données AGRICAN, ce cancer très fréquent en population générale et encore plus chez les agriculteurs n’aurait pu être classé dans le tableau des maladies professionnelles »  (Pierre LEBAILLY, coordinateur AGRICAN).

« Les cohortes d’agriculteurs et d’agricultrices sont peu nombreuses » dans le monde (Norvège, Etats Unis). Il n’existe pas de telles cohortes en Allemagne, car d’une façon générale, il n’y a pas d’épidémiologie professionnelle dans ce pays – « au congrès international EPICO, les allemands que l’on croise sont des représentants de leurs firmes d’agrochimie » ; en revanche, le gros point fort de l’Allemagne est que l’ensemble du pays est équipé avec des registres de cancer (tableau 1). 

Figure 2 – Cancers plus fréquents chez les agriculteurs. trices français

Conclusion Partie 1 : la France, « bonne élève » de la sortie des pesticides ?

Oui, car ces initiatives françaises (INSERM, AGRICAN, PHYTO VICTIMES) ont le mérite d’apporter d’autres « vérités » sur les pesticides que celles colportées par ceux qui les vendent. La reconnaissance des maladies professionnelles liées aux pesticides est un bon début, car elle peut réveiller l’ensemble d’une profession majoritairement hypnotisée par des discours productivistes. 

La cohorte AGRICAN a réussi à faire d’un des points faibles français (l’absence de couverture intégrale en registres de cancers : tableau 1) une force, et à produire un message clair et net : oui, des cancers (parfois difficilement curables) sont plus fréquents chez les agriculteurs.trices français.e.s qu’en population générale (cf figure 2).

Oui, car chacune de ces initiatives contribue à faire sortir du champ de la responsabilité / culpabilisation individuelle, les conséquences parfois dramatiques de l’exposition aux pesticides : la finalité de toute politique publique.

Non, dans la mesure où ces initiatives portent sur des actions curatives (ex : suivi épidémiologique des populations, après la mise en marché de molécules aux propriétés discutables, connues dès les tests toxicologiques sur animaux). 

Non, car comme l’a montré l’étude FOODWATCH : les taxes sur les pesticides les plus toxiques au Danemark a été le seul instrument de politique publique identifié à ce jour ayant réussi à faire décroitre la dépendance aux pesticides. 

Non, car l’application de pesticides avec discernement n’est pas le point fort de la France, coincée dans sa fierté d’agriculture exportatrice. Par conséquent, la crispation sur la perte de rendement qu’occasionne le renoncement aux pesticides peut être plus forte qu’ailleurs (au lieu de raisonner plus globalement sur le revenu de l’exploitation agricole, allégé des achats d’intrants). Nombre d’ONG ont caractérisé cette perte de rendement, pour mieux inviter à raisonner autrement une réduction drastique des pesticides :

  • -30% selon AGRO-ECOLOGY EUROPE ; dès 2018, le français Pierre-Marie AUBERT et ses co-auteurs préféraient donner une fourchette entre 10% et 50% selon les productions.

L’ONG PAN, au colloque INRAE de mars 2023, préférait indiquer que la perte de rendement au champ (si décroissance de l’usage des pesticides) était largement compensable par une lutte contre le gaspillage de denrées alimentaires tout au long des chaines alimentaires, à raccourcir et à territorialiser.

Pour aller plus loin :

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Nos campagnes en résilience | Cogitations collectives au cœur de la transition socio-écologique

Enjeux de transition | Face à la guerre foncière, garder les pieds sur terre

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About Marie-Lise Breure-Montagne 26 Articles

As her family name suggests, Marie-Lise was born and raised in a mountainous and harsh region: France’s Massif-Central (Auvergne).
She studied agronomy and ag-economics in the south of France (Sup Agro - Montpellier). She has spent the last two decades working on territorialized public policies (environment, ecological and climate transition, youthness, solidarity, rurality, …), as project manager in local authorities, and as a trainer. Good preparation for the objectives of phase 2 of the Rural Resilience project, focusing in particular on multi-tiered rural policies, for which she served as project coordinator from February 2023 to February 2024.