“L’EUROPE RURALE EN MOUVEMENT – Voyage aux pays des transitions“ est un livre édité par Forum Synergies, réseau européen de la société civile. Les responsables d’édition sont Hannes LORENZEN, qui est d’ailleurs président d’ARC2020, et Helene SCHULZE, coordinatrice chez ARC 2020.
Dans ce livre, douze auteurs explorent vingt-cinq ans d’expérience collective de Forum Synergies. Ils partagent leurs histoires personnelles de mise en lien de communautés locales, d’agriculteurs, de forestiers, défenseurs de l’environnement et de décideurs politiques pour faciliter la transition vers une Europe rurale plus durable et plus inclusive.
Du Portugal à la Lettonie, de l’Écosse à la Roumanie, des îles aux régions de montagne, vous découvrirez les habitants et leurs lieux, les défis auxquels ils font face et les solutions qu’ils ont trouvées, en tant qu’individus et en tant que communautés locales. Le livre révèle l’importance des connaissances traditionnelles des communautés locales et de l’énergie des jeunes pour progresser vers une économie rurale plus durable et plus sociale. Il montre comment des conflits peuvent être résolus grâce au dialogue et à une communication constructive et comment les stratégies alimentaires locales peuvent même contribuer à améliorer la législation alimentaire.
Ces carnets de voyage sont un appel aux jeunes, afin qu’ils prennent l’initiative pour rendre les communautés locales, l’environnement et les économies rurales résilientes face aux multiples crises auxquelles l’Europe rurale est confrontée, notamment le changement climatique, la perte de biodiversité et la perte de population rurale.
Nous en présentons ci-dessous un extrait, le chapitre final qui a été écrit par Helene SCHULZE sur la Sicile. Bonne lecture !
Rien de mieux que la Sicile pour s’imprégner d’un esprit de résistance créative face aux pouvoirs cachés de structures comme la mafia. Via l’association Libera Terra par exemple, la société civile a accompli ce qui, pendant un siècle, paraissait impossible. Plus d’un million de signatures ont été recueillies par des victimes de la mafia en faveur d’une loi encourageant la réutilisation des terres confisquées à la mafia, pour une véritable transformation sociale et environnementale. Et elles y sont parvenues.
Ce qu’aucun gouvernement n’avait pu réaliser, Libera Terra l’a fait en rassemblant des petits paysans, des chômeurs et des nouveaux arrivants en milieu rural. Ensemble, ils se sont mis à produire des pâtes, de l’huile d’olive, du vin, du miel, des légumes et des céréales pour les commercialiser en direct, à des prix équitables. Le mouvement a été soutenu par des consommateurs et des citoyens de toute l’Europe qui souhaitaient que la terre revienne à ses propriétaires d’origine et à des jeunes agriculteurs, dans un esprit de transition vers des méthodes de production résilientes.
Pas de simples invités, des citoyens de Guarneri
« Quand nous avons créé ce Centro di Educazione Ambientale Serra Guarneri à Cefalù, nous avons choisi ce lieu sauvage et reculé, au cœur de la Serra Guarneri, car il insuffle une grande énergie pour le changement. Nous sommes un centre d’éducation à l’environnement et apprenons chaque jour de la nature. La Sicile a besoin de revoir son rapport à la nature et de réinventer le ‘vivre ensemble’. Vous n’êtes donc pas de simples invités, vous êtes chez vous ici. Je vous considère comme des habitants et des citoyens de Guarneri », déclare Giuseppe Burgio alors qu’il nous accueille dans son centre.
Au milieu des figues de Barbarie, des agaves et des plantations de palmiers, en bordure du Parc régional des Madonie, au Nord de la Sicile, nous nous retrouvons pour la dernière étape de notre projet d’écriture collective. Cet endroit a environ 200 ans et fut d’abord un ‘marcato’, un lieu d’échange de marchandises. Cela a toujours été un espace ouvert, chacun étant libre d’y entrer. Cet esprit perdure encore aujourd’hui.
Une confrontation créative
Forum Synergies connaît depuis longtemps la signification éthique, politique, et personnelle de ces espaces de confrontation ‘créative’. Ses fondateurs ont décidé dès le départ qu’il ne suffisait pas de ‘lire’ sur le développement rural, ses réussites et ses échecs, mais que c’était quelque chose à ‘expérimenter’, vivre et ressentir. Ils ont parcouru tout le continent pour voir comment les différentes populations ‘vivaient et mettaient en œuvre’ le développement rural. Une idée simple, mais essentielle.
Nous vivons à une époque de grande incertitude. J’écris ceci depuis le Royaume-Uni, en plein chaos du Brexit. Le continent dans son ensemble est confronté à la menace latente d’une fragmentation du projet européen, couplée à une politique alarmiste généralisée. Je suis convaincue que notre capacité d’empathie envers les autres implique un face-à-face avec eux. La confrontation avec ‘l’autre’ n’a jamais été aussi nécessaire qu’à l’heure actuelle pour cultiver l’empathie, ou du moins la tolérance, et contrebalancer cette politique de la peur. En y regardant de plus près, on observe que les régions aux discours les plus xénophobes sont souvent celles où vivent le moins d’immigrants. Cela reflète une peur de l’inconnu et nous vivons dans un système politique où certains veulent tirer parti de cette peur.
Figues de Barbarie et autres affaires délicates
Federico Coppola nous sert notre premier repas alors que nous nous installons sur des bancs au soleil, à côté d’un agave géant. Nous avons bien mauvaise mine après l’hiver et nos corps engourdis se réchauffent dans la température clémente et les couleurs vives de la Méditerranée. Nous démarrons avec un fromage de chèvre local, produit par le berger qui parcourt les parois rocheuses nous surplombant. Nous entendons d’ailleurs les cloches des chèvres tinter. En nous servant, Federico nous conte l’histoire de cette nourriture et quelles sont les mains qui ont modelé leur terre de culture. A travers les combinaisons de saveurs, nous pouvons aussi en savoir un peu plus sur l’histoire de la Sicile.
Federico est le collaborateur idéal pour cette étape de notre aventure d’écriture collective. Sa nourriture est délicieuse et ses amis, conviés à sa table, nous parlent de leur travail pour favoriser un développement rural durable de la région.
La résurgence de l’entraide
L’un d’entre eux est Michele Russo. Il cultive des figues de Barbarie à Caltagirone. Il nous explique comment fonctionne le réseau régional d’entraide collective, et nous comprenons alors concrètement comment les divers projets du réseau coopèrent entre eux. Les participants se réunissent une fois par mois pour s’aider mutuellement, qu’il s’agisse de fabriquer du compost, préparer le sol, planter ou procéder à la récolte. Ils échangent aussi des semences et collaborent sur des projets forestiers. « C’est l’occasion de quitter quelques jours son projet », explique Federico, « pour se retrouver et se mettre à jour, partager des connaissances, explorer d’autres paysages de notre région ou échanger des produits et des graines, puis aussi célébrer les réussites ensemble ! »
Ce que je trouve passionnant dans ces espaces d’échanges et de débats, c’est qu’ils laissent une place aux affaires plus délicates. Les réponses ne vont pas toujours de soi. Certaines questions simples peuvent donner lieu à une multitude de bonnes réponses. Avec la polarisation politique actuelle, la division de bien des pays et de peuples en camps ennemis est dangereuse. Être pour ou contre. Avoir raison ou avoir tort. Être moral ou immoral. Le bien et le mal.
C’est pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, nous devons accorder de l’importance à la complexité et la nuance, comprendre qu’il existe de nombreuses perspectives légitimes et débattre à fond des problèmes. Traitons la question ‘ensemble’, sans voir notre interlocuteur comme un ami ni un ennemi. Au chapitre 2, Jenny nous a expliqué cette posture avec beaucoup de clarté. Le but est de mieux comprendre ‘ensemble’ et d’améliorer notre connaissance collective du problème en jeu.
Le défi de l’écriture collective
« C’est comme construire un puzzle, sans avoir l’image finale en tête », soupire Camille, excédée. Dans une grande salle de travail inondée de lumière avec vue sur la Méditerranée, nous, les auteurs de cet ouvrage, butons sur l’un des chapitres. Camille n’a pas tout à fait tort. Nous travaillons sur ce livre depuis maintenant près d’un an et n’avons encore aucune idée cohérente du résultat final. Nous disposons de tant de contenu, de tellement d’histoires à raconter et d’espoir à partager ! Nous avons écrit puis réécrit, modifié puis éliminé, remplacé et restructuré. Le texte est finalement un patchwork de souvenirs et d’aspirations, de craintes et d’inquiétudes. Heureusement, il est porteur de beaucoup d’espoir.
Ce processus d’écriture à quatre mains était un vrai risque à prendre, tout comme la dégustation des asperges sauvages de Mateja en Slovénie, l’an dernier. C’est justement parce que cette aventure était périlleuse que, selon moi, elle a ouvert un espace pour l’imprévu et nous a permis d’être créatifs et même joueurs. Après tout, les histoires que vous avez lues dans ce livre sont celles de personnes qui ont fait les choses différemment, n’ont pas attendu qu’on vienne leur porter secours mais qui ont elles-mêmes initié un développement rural durable en ‘tentant des choses nouvelles’.
Expérimenter des alternatives
« L’alternative au système politico-économique actuel, qui détruit la Terre et exploite ceux qui y vivent, les hommes, la nature et les animaux, ne consiste pas à le remplacer par un autre système rigide, encombré par son propre jeu de dynamiques de pouvoir complexes. Elle réside au contraire dans des expérimentations, de nouveaux modes de vie et de production, qui partent de la base. » tel est mon point de vue. Federico, assis près de moi, hoche de la tête, tandis que nous dégustons le whisky que Hannes et Oliver ont déniché en route vers la Sicile. Je ne suis pas étonné que Federico soit de mon avis. Une part du travail de Porto di Terra consiste justement à créer un lieu d’expérimentation d’idées et de modes de coexistence entre les hommes et la nature, en produisant notre nourriture et en protégeant le paysage.
Huit jeunes vivent à Porto di Terra. Ce sont des botanistes, des éducateurs, des experts en gestion de conflits et des spécialistes en agroécologie et en développement durable. « Nous sommes convaincus qu’il ne faut pas limiter aux villes les pratiques de transition qui contribuent à une profonde transformation sociale. Les zones rurales peuvent être dynamiques, progressistes et innovantes », explique Federico.
Les écouter, lui et les amis qu’il a conviés pour le dîner, Carlotta, Michele et d’autres, me rassérène et me réchauffe le cœur. Ces enjeux de protection de l’environnement, de développement rural durable et la quête d’un avenir plus juste et plus sain leur ‘tiennent vraiment à cœur’. Leur engagement a quelque chose de contagieux qui vous incite à remettre en question votre propre travail et ne vous quitte plus.
Produire une nouvelle réalité rurale
C’est un engagement qui me donne de l’espoir. En parcourant ces chapitres, vous avez pu découvrir l’Europe rurale : sa beauté et sa vitalité, son histoire complexe et ses défis actuels et futurs. À maintes reprises, nos auteurs ont déploré le départ des jeunes ruraux. Partout sur le continent, nombre d’entre eux sont partis vivre en ville ou à l’étranger à la recherche de meilleures opportunités.
Mais l’histoire ne se termine pas là. Certains sont restés, d’autres sont revenus, et certains citadins s’installent même pour la première fois à la campagne. J’en compte parmi mes amis. Il leur tarde de mettre les mains dans la terre et de garantir un air plus sain dans lequel leurs enfants pourront jouer librement. Porto di Terra est un des endroits qui connectent ces personnes et leurs initiatives.
Comme nous l’avons vu à Karditsa, dans le Beaufortain et en Transylvanie, l’accès à la terre est l’une des causes majeures de l’exode rural des jeunes. « Nous louons les terres ici ; ce sont des baux formels ou informels avec des propriétaires âgés du coin », m’explique Carlotta Ebbreo. « Ils nous disent : ‘Vous pouvez en disposer pendant cinq ans pour expérimenter vos projets, à condition de prendre soin des terres et de les protéger du risque d’incendie’. » Ces terres sont souvent bon marché ou même gratuites, ce qui permet aux jeunes de mettre le pied à l’étrier, de mettre leurs idées en pratique et de voir si elles sont viables, sans prendre trop de risques sur le plan économique. Là encore, il s’agit d’une idée simple, mais puissante. Mais bien sûr, elle a des limites, car elle n’assure pas de stabilité à long terme à ceux qui louent les terres, la condition pour une agriculture paysanne viable. Malgré tout, du moins pour le moment, ce système crée une sorte de cohésion intergénérationnelle et garantit une gestion responsable du territoire.
Des semences et des cycles
« Bon, et maintenant ? », demande Simone lors de notre dernière soirée commune. « Quel sera le projet suivant ? » Elle aimerait travailler sur les semences, parce que c’est évidemment là que tout commence et que tout s’achève. Ce thème constituerait une belle suite à notre aventure d’écriture collective. Qui plus est, c’est un sujet qui me tient particulièrement à cœur.
Une graine est quelque chose de tout à fait miraculeux. Elle paraît inerte, morte même, mais elle contient ‘le potentiel de la vie’. Elle attend les conditions optimales de température, de sol et d’humidité avant d’éclore et de s’épanouir. D’une certaine manière, elle se trouve à cheval entre la vie et la mort.
Sauvegarder des semences, c’est préserver un patrimoine biologique et culturel. C’est travailler pour l’avenir, s’impliquer dans la création de paysages culinaires et naturels riches pour les générations à venir. Sauvegarder des graines au printemps pour les ramasser, les nettoyer, les stocker ou bien les semer à la fin de la saison, c’est agir selon des cycles. La nature fonctionne selon une temporalité bien plus cyclique que celle dont nous avons l’habitude : elle repose sur des cycles diurnes, mensuels et saisonniers, qui génèrent croissance, mort et renaissance.
Pour moi, ces cycles forment des boucles qui avancent, un peu à la manière circulaire dont Liliana et le peuple Misak, évoqués par Camille au chapitre 3, se représentent le temps. Les semences et leurs gardiens travaillent selon ces échelles de temps cycliques, ils avancent et intègrent des adaptations, en enveloppant le passé et le futur.
Les flux et reflux du temps
Ce livre s’est lui aussi déployé au rythme de flux et de reflux, comme ceux des marées de la mer du Nord autour de l’île de Pellworm. Nous sommes revenus sur le passé pour examiner les évènements et rencontres majeurs, les sentiments qui ont aiguillé notre travail, qui ont donné naissance à de nouveaux projets, de belles collaborations et de précieuses amitiés. Nous avons regardé en arrière pour regarder vers l’avenir : il ne s’agit pas de nous complaire à l’excès dans un passé idéalisé, mais d’en tirer des leçons. Qu’est-ce qui a fonctionné ? Quelles initiatives ou approches du développement rural méritent qu’on s’y penche ? Lesquelles ont manqué leur but ? Pourquoi ? Il s’agit bien de transmettre et de partager le savoir et l’expérience.
Tout commence avec une graine et parmi ceux qui sont assis autour de la table, tous ont des récits de semences à partager. Hannes, en tant qu’expert au Parlement européen, a négocié pendant presque quatre ans le libre accès aux semences fermières traditionnelles et diversifiées en Europe, ainsi que le droit de les commercialiser. Camille raconte l’histoire du réseau de semences de son île et je mentionne ma propre petite London Freedom Seed Bank. Peut-être sommes-nous tout simplement en train de lancer la nouvelle aventure de Forum Synergies ? Des thèmes et des questions commencent déjà à se former dans nos esprits, nous pensons aux experts en semences et aux passionnés de graines qu’il faudra associer, aux projets dignes d’être visités. L’expertise et l’expérience ne manquent pas. C’est typiquement l’approche de Forum Synergies, une conspiration collective informelle et chaleureuse. Une personne lance une idée et chacun y ajoute sa propre touche, riche de sa perspective unique.
Bienvenue à bord !
Ce livre, et les nombreux récits qu’il contient, soulève au moins autant de questions qu’il n’apporte de réponses. Le projet d’avancer vers un développement rural européen véritablement durable n’est certainement pas achevé. Ces pages vous révèlent des projets de terrain qui ont réussi et d’autres qui ont moins bien fonctionné. Vous y découvrez des environnements naturels à couper le souffle et le cadre des projets incroyables, divers et innovants qui peuplent les paysages de nos campagnes. Vous en saurez plus sur ce qui menace les moyens d’existence du monde rural et la préservation de l’environnement, mais aussi sur les multiples solutions que les communautés rurales ont trouvées pour y remédier. Et surtout, nous vous présentons les personnes et projets remarquables qui mènent ce changement.
Bien des choses ont changé en vingt-cinq ans. L’Europe est différente et notre continent est désormais confronté à de sérieux défis. Ce livre est une invitation, un appel à l’action, un guide pratique pour l’inspiration et un avenir plein d’espoir. Impliquez-vous. Visitez les projets que nous mentionnons. Rejoignez Mónika pour une palinka en Transylvanie. Hannes sera heureux de vous emmener faire une promenade au pied de la mer du Nord et Simone adore partager le pain du Lesachtal. Quels que soient vos centres d’intérêt en termes de développement rural durable, je suis sûre que vous trouverez dans cet ouvrage les renseignements qu’il vous faut : gestion forestière durable avec Artur, coopératives alimentaires avec Marina, propriété collective des terres avec Camille, réseaux et Parlements nationaux ruraux avec Anita.
L’histoire du développement rural durable ne s’arrête pas là. Nous vous passons le relais. Bienvenue à bord !
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Une version imprimée du livre est disponible sur demande à Forum Synergies (français ou anglais) sous réserve de contribuer aux frais d’expédition. Veuillez écrire à info@forum-synergies.eu
La version anglaise de cet article est à consulter ici. Le livre est disponible en anglais en cliquant ici.
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