Le Semestre rural, un outil pour mettre en œuvre une véritable politique d’ensemble pour les zones rurales

Par Marjorie Jouen

Ce texte, rédigé par Marjorie Jouen de l’Institut Jacques Delors, a bénéficié des apports et réflexions de Marion Eckardt, Maria José Murciano-Sanchez, Michael Schmitz, Francesco Mantino, Hans Martin Lorenzen, qui se sont exprimés en leur nom personnel.

Contribution au débat autour de la Communication sur une vision à long terme pour les zones rurales, qui sera publiée prochainement par la Commission européenne, la proposition consiste à se greffer sur le Semestre européen existant, en faisant en sorte d’y inclure la totalité des préoccupations rurales – environnementales, sociales, économiques, numériques, éducatives, etc.

Considérations préliminaires

Le Semestre européen a été institutionnalisé et mis en œuvre à compter de 2011. Il reflète une nouvelle étape dans la coordination des politiques nationales puisqu’il inclut les réformes structurelles (Stratégie Europe 2020), les réformes budgétaires (Pacte de stabilité et de croissance) et la prévention des déséquilibres macro-économiques majeurs. Le mécanisme est basé sur la revue des programmes de réformes nationaux, avec des recommandations nationales spécifiques élaborées par la Commission européenne. Au fil des années, il est devenu un puissant instrument de coordination.

Le processus provient de l’idée originale de la Méthode Ouverte de Coordination (MOC) développée dans les années 2000, qui visait à accroître la convergence socio-économique en matière de politiques sectorielles qui n’étaient ni des politiques communes (telles que la politique agricole ou la politique commerciale), ni encadrées par les réglementations du Marché unique. Il cherchait aussi à compléter l’impact des dépenses associées à la politique de cohésion.

La MOC se focalisait initialement sur les politiques de l’emploi et de l’éducation-formation, sur la base de cibles quantitatives. Son champ a été progressivement élargi avec le développement des Stratégies de Lisbonne et de Göteborg, c’est-à-dire les politiques d’innovation et de recherche, et les politiques relatives à l’environnement, les émissions de carbone et l’énergie.

La programmation 2014-2020 pour les Fonds Européens Structurels et d’Investissement précise qu’ils contribuent à la Stratégie UE 2020 qui couvre 5 domaines et les cibles associées en matière d’emploi, d’éducation, d’inclusion sociale, d’innovation, de climat / consommation énergétique. Ceux-ci sont indirectement soumis à la procédure du Semestre via les rapports annuels spécifiques. Pour ce qui regarde le FEAGA, le lien avec la Stratégie UE 2020 n’a pas
été aussi clairement établie.

1 – Que veut-on dire par Semestre Rural ?

La proposition consiste à se greffer sur le Semestre existant, en faisant en sorte d’y inclure la totalité des préoccupations rurales – environnementales, sociales, économiques, numériques, éducatives, etc.

En 2020, suite à la crise COVID et pour donner un contenu concret au Pacte vert pour l’Europe, la procédure du Semestre européen a été substantiellement modifiée et fusionnée avec la soumission et l’approbation des Plans Nationaux pour la Reprise et la Résilience. La cohésion social et territoriale est l’un des six domaines de la concentration thématique de la Facilité pour la Reprise et la Résilience. Les cibles du Pacte vert de l’UE et de la Stratégie numérique pour l’Europe sont fléchées à 37% et 20% alors qu’il n’est prévu aucun fléchage pour la cohésion. Il est grand temps de se demander si des objectifs ruraux ne pourraient pas être aussi inclus ou intégrés.

Même si l’option consistant à créer un processus de convergence sui generis peut être attrayante, les expériences passées ont montré que l’institution de tels mécanismes séparés conduit régulièrement à des procédures verticales en silos. Ainsi, il y a un fort risque qu’un Semestre rural créé en dehors de la procédure générale ne touche qu’un nombre limité d’unités et de Directions Générales.

En conséquence, une procédure intégrée dans le Semestre, qui prendrait en compte la problématique de la cohésion territoriale, en tant que telle, dans le cas présent pour les zones les moins densément peuplées, sous la forme d’un chapitre spécialement dédié, serait la plus prometteuse. Des cibles spécifiques aux zones rurales et aux politiques associées seraient détaillées, en ayant à l’esprit que ces nouveaux éléments devraient pouvoir être facilement applicables et créer une valeur ajoutée.

Le Semestre Rural diffère du « test rural » (rural proofing) dans la mesure où il vise à accroître la cohésion européenne en général et ne se focalise pas sur les nouvelles régulations et leur impact sur des zones spécifiques ou sur la réduction des écarts entre différents types de zones.

2 – Quelle est la justification du Semestre Rural ? Pourquoi l’UE en a-t-elle besoin ?

Le contexte actuel de changement climatique, de réchauffement planétaire et de menace sur la biodiversité a mis en évidence l’importance des zones rurales, en tant que supports de notre résilience collective et individuelle. Elles disposent de ressources qui vont devenir de plus en plus rares et précieuses, telles que l’eau, la terre et l’énergie. La crise sanitaire COVID a montré combien nous avons besoin, plus que jamais, de communautés locales structurées et vivantes, en complément de services publics qui fonctionnent, encadrés par un Etat providence efficient et d’institutions démocratiques à toutes les échelles.

Bien que largement évoquées dans les enceintes européennes depuis 1986, les véritables politiques de développement rural sont mises en œuvre par peu d’Etats membres. La plupart du temps, elles s’attachent à la consommation des fonds européens, FEDER, FSE, Fonds de cohésion ou FEADER dans les zones rurales, mais pas à la conception de mesures spécifiques ou de réglementations pour les populations, les entreprises ou les services adaptées aux zones de faible densité. Cette situation doit changer.

D’abord, les Fonds Européens Structurels et d’Investissement font partie de la procédure du Semestre Européen et pas la politique agricole, ni les politiques qui sont mises en place dans les zones rurales. Les fonds consacrés aux zones rurales et aux acteurs ruraux devraient être élevés au même rang que les autres.

Ensuite, pour pousser le développement des politiques publiques en faveur des zones rurales aux niveaux européen, national et régional, le Semestre Rural pourrait être utilisé pour introduire une sorte de conditionnalité pour l’allocation des Fonds européens ou faciliter l’usage des fonds (FEDER, FSE+, FEADER, Fonds de cohésion (FC), Fonds pour la Transition juste (FTJ) et autres) en vue de résoudre spécifiquement les problèmes locaux et ruraux. Un des objectifs pourrait être d’accroître le niveau de connaissance de la distribution géographique des fonds ruraux et d’attirer l’attention sur les conditions dont les territoires ruraux bénéficient des politiques de l’UE, toutes les politiques et pas seulement le FEADER. Cela pourrait constituer la première étape vers un exercice de test réel, en commençant par un bilan de la façon dont les programmes actuellement en cours de conception pour la prochaine période de programmation intègrent les préoccupations rurales.

Le Semestre Rural peut aussi conduire à instaurer ou renforcer la coordination entre les politiques nationales et sectorielles, contribuant ainsi à l’Agenda Territorial 2030 pour ce qui concerne les zones rurales et urbaines. Il peut aussi être un outil pour flécher ou sanctuariser les dépenses publiques (principalement au niveau UE mais aussi peut-être aux niveaux national et régional) pour les zones rurales. Cela supposerait d’identifier des critères physicogéographiques ou de partir des critères nationaux existants (compte-tenu de la grande diversité des zones rurales dans les Etats membres), et d’établir un groupe d’indicateurs socioéconomiques, démographiques et environnementaux de fragilité et/ou d’écarts par rapport à une vision désirable des zones rurales en Europe.

3 – Quel mécanisme de convergence ou de coordination est réellement nécessaire au niveau européen pour les zones rurales ? La PAC n’est-elle pas suffisante ?

La Politique Agricole Commune (PAC) est principalement centrée sur les aspects agricoles des zones rurales. Le 1er pilier vise à atteindre la convergence des revenus des agriculteurs, de leurs méthodes de production et de la qualité/quantité de leurs productions. Cependant, d’importants sujets et domaines restent insuffisamment couverts, même par le 2ème pilier, par exemple, la taille des exploitations (la grosseur est loin d’être synonyme de beauté du point de vue du développement rural), les services écosystémiques fournis par certains types d’exploitation (paysage et biodiversité), l’organisation des services publics à la population et les défis de financement des infrastructures publiques, la forme de l’occupation de l’espace et de l’urbanisation résultant du type d’exploitation, …

Quoi qu’il en soit la vie rurale ne peut pas être limitée à l’agriculture, même si cette activité et son éco-compatibilité sont cruciales pour fournir une alimentation saine et de qualité, de même que pour maintenir le paysage, exploiter les forêts et préserver la biodiversité. Pour prendre un autre exemple, en pratique, il n’y a pas de meilleure politique démographique que celle qui consiste à offrir des opportunités (d’emplois, de connexion à haut débit, d’activités culturelles …) à ceux qui veulent vivre dans des territoires ruraux.

Le défaut d’intégration entre les différents fonds européens (principalement les FESI) est considéré comme l’une des raisons de l’incapacité à mettre en œuvre des politiques adéquates pour les zones à faible densité et, de ce fait, à réduire le fossé entre les zones rurales (autrement dit, souffrant d’exode ou de déclin démographique, de perte de dynamique économique …) et les zones urbaines (qui sont supposées être innovatives, résilientes et dynamiques). Toutefois, même si les fonds étaient pleinement intégrés, cela n’aboutirait pas forcément à des financements ciblés qui répondraient aux défis rencontrés par les populations locales dans les zones rurales. Si l’on prend l’exemple de la mobilité, le problème principal pour les zones rurales est une question d’interdépendance avec d’autres espaces, qui requiert des soutiens financiers pour les zones rurales comparables à ceux versés aux zones urbaines. En outre, des plus petits bénéficiaires ruraux (qui souvent n’ont ni les équipes, ni les experts qu’il faudrait) devraient avoir le même accès aux financements que les plus gros (qui disposent souvent de services dédiés au montage de dossiers).

Les territoires ruraux ont besoin de politiques de développement transversales pour répondre aux besoins concrets de la population locale. Les Groupes d’action locale (GAL) de LEADER ont beaucoup contribué à atteindre ce but. Plus généralement, on trouve de nombreuses situations et exemples où la coordination des politiques se révèle une pratique rurale menée par des acteurs locaux. Le Semestre Rural peut constituer une opportunité pour rendre visibles ce type de situations où la coordination fonctionne, les facteurs facilitateurs et les opportunités, les effets et les obstacles liés à de nouveaux développements. Il peut mettre en évidence les succès et les échecs des politiques nationales déjà en place et contribuer à leur amélioration. Il peut offrir la possibilité à d’autres Etats membres de concevoir leurs propres politiques sur la base d’un parangonnage.

4 – Quel pourrait être le contenu du Semestre Rural ? Quelles politiques nationales ou régionales pourraient être soumises à un mécanisme européen de coordination ?

Dans la plupart des cas, les visées des politiques de développement rural existantes sont plus étroites que le large champ couvert par les politiques sectorielles ordinaires qui sont appliquées dans les zones rurales dans toute l’UE. Ainsi, il ne faudrait pas que les régulations soumises aux revues soient limitées à celles qui sont initiées par les Ministres de l’agriculture ou en charge du développement rural/territorial/régional.

De plus, alors que l’analyse d’impact ex ante des nouvelles réglementations peut constituer une méthode d’amélioration du contenu des politiques nationales et, parfois, pallier de manière interne au manque de politique de développement rural, cet instrument ne contribue pas à la réalisation de la convergence au niveau UE. Le Semestre doit bien inclure une composante comparative.

Une piste de progression pourrait être de cibler les politiques contribuant au bien-être dans les zones rurales, en considérant que les autres politiques (notamment emploi, éducation, innovation, PME …) sont déjà couvertes par d’autres mécanismes de coordination. Cela implique d’aller au-delà des FESI et de l’usage fait de la PAC par les gouvernements nationaux, en incluant toutes les politiques nationales pertinentes qui visent à atteindre l’objectif de développement durable dans les zones rurales (comme la Stratégie nationale pour les zones enclavées en Italie ou la Stratégie nationale pour les territoires dépeuplés en Espagne) en combinant, le cas échéant, différents instruments financiers de l’UE.

La question de la gouvernance à multi-niveaux doit, en tous cas, être traitée par le biais de : a) la coopération entre les différents niveaux afin d’atteindre de meilleurs résultats sur le terrain, b) l’implication des parties prenantes. Cela signifie que le Semestre Rural doit probablement être adossé à une Plateforme Rurale européenne et des dialogues partenariaux nationaux et/ou régionaux. 

Le processus devrait reposer sur la définition de cibles spécifiques, des mesures et des indicateurs adaptés au contexte rural, c’est-à-dire pour les zones faiblement peuplées ou des territoires reculés. En particulier, les domaines suivants devraient être couverts : une base économique diversifiée incluant les services et l’industrie, la production d’une alimentation de qualité et durable (De la ferme à la fourchette), l’innovation et le numérique, la qualité de vie via l’accès aux services publics (transports, santé, éducation, accès à la fibre, logement). 

Les orientations devraient prendre en compte des critères, des incitations et des taux de cofinancement, adaptés aux petites entités. Les instruments UE devraient être utilisés de manière plus flexible, en particulier pour tenir compte des caractéristiques et de la diversité des zones rurales, en accord avec la VLTZR (vision à long terme pour les zones rurales). La coopération et parfois la complémentarité entre les zones rurales et urbaines devraient aussi être incluses. La démocratie participative devrait également être renforcée, sachant que l’expression et l’engagement des citoyens contribuent à accroître l’efficacité des politiques et des mesures.

5 – Dans quelle mesure la vision à long terme pour les zones rurales et la création d’un Observatoire européen (recueil de données) peuvent être propices au Semestre Rural ?

La VLTZR offre une image complète de la diversité des situations rurales et des évolutions futures en Europe. Pour devenir réalité, cette vision devra s’appuyer sur une large palette d’outils et de mécanismes, qui aboutiront à des actions concrètes. Le Semestre Rural peut être l’un d’entre eux dans la mesure où d’autres mécanismes de coordination (par exemple, celui de l’inclusion sociale) ont montré leur aptitude à attirer l’attention et à créer un socle pour de nouveaux développements politiques.

Disposer d’authentiques données rurales, fournies par l’éventuelle création d’un Observatoire Rural Européen, est crucial pour évaluer le degré de fragilité, de faiblesse ou de déclin autant que les opportunités des territoires, les possibles cibles à atteindre, et pour mieux identifier les politiques réussies ou efficaces. Cela permet aussi de mieux saisir la « valeur » des zones rurales.

Ces données donneront de la visibilité à la totalité des ressources financières disponibles – s’agissant de fonds européens (FEADER et FESI mais aussi Horizon 2020, ICE, JFT …) nationaux ou régionaux -, leur répartition dans les zones rurales en comparaison aux autres zones, pondérée par le nombre d’habitants ainsi que par les kilomètres carrés. La disponibilité de telles données est une condition sine qua non pour l’adoption de dispositifs pertinents.

Pour ce qui est d’un éventuel calendrier d’adoption du Semestre Rural, il serait réaliste d’envisager le lancement du processus en 2022 ou 2023, si une telle proposition était soutenue par les Ministres en charge des zones rurales (réunis pour un Conseil des ministres informel), le PE et les autres institutions de l’UE. La première étape pourrait consister à obtenir un accord sur 3 ou 4 objectifs-cibles qui illustreraient le concept de qualité de vie ou bien-être dans les zones rurales (par exemple, accès à des services publics en moins de XX minutes, pourcentage de la population couverte par des infrastructures numériques à haut débit, disponibilité d’offres d’emplois variées) et, en même temps, à établir un comparatif de base pour les politiques nationales rurales à partir des pratiques existantes dans quelques Etats membres (par exemple, IT, ES, S, FR,IRL, FIN, AT …).

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