Auteur : Anton Vos
«La réglementation sur les semences est anticonstitutionnelle.» Une thèse de la faculté de droit de Genève démontre que le système qui décide quelles variétés végétales peuvent être commercialisées en Suisse contredit les autres objectifs constitutionnels de l’agriculture comme la préservation de l’environnement, du paysage et de l’économie locale. Par Anton Vos.
Quand on interdit la mise en circulation de quelque chose, on ne pense pas immédiatement qu’il puisse s’agir de semences et encore moins de semences destinées à des cultures vivrières, comme les céréales, les légumes, les plantes fourragères et les fruits. Et pourtant. En Suisse, ainsi que dans l’Union européenne qui possède une réglementation similaire, la vente, la possession, la livraison ou encore la cession à un tiers de «matériel végétal de multiplication» est proscrite. Du moins si c’est pour un usage professionnel (les potagers privés sont exemptés) et, surtout, si la variété à laquelle ledit matériel appartient n’est pas dûment enregistrée dans un obscur Catalogue national des variétés dont peu de gens connaissent l’existence.
La complexité des règles qui encadrent ce répertoire a augmenté au cours des décennies pour devenir un véritable nœud gordien juridique et administratif que Camille Vallier, chercheuse au département de droit public de l’université de Genève, s’est mise en tête non pas de trancher mais de dénouer, brin après brin, pour en comprendre les mystérieux entrelacs. Pionnière en la matière, elle a accompli cette tâche dans le cadre de sa thèse en faculté de droit, qu’elle a défendue en janvier dernier et qui devrait être publiée cet automne. La conclusion la plus importante de son travail, qui dépasse cet effort salutaire de clarification, est que «la réglementation suisse en matière de semences ne protège pas suffisamment l’environnement et la santé humaine et qu’elle porte atteinte à la liberté économique de différents acteurs impliqués dans la culture et la production de ces semences». Pire: la réglementation des semences en Suisse pourrait bien être anticonstitutionnelle.
«En commençant ma thèse, je ne savais pas exactement dans quoi je me lançais, confie la chercheuse. J’ai consacré toute la première année à démêler l’écheveau juridique qui entoure la réglementation des semences afin d’y comprendre quelque chose. Je me suis rendu compte que cela n’avait jamais été fait auparavant. Personne ne savait ce qui était autorisé ou ce qui ne l’était pas. Moi-même, jusqu’au dernier moment, je n’étais pas convaincue d’avoir une vision parfaitement correcte de la situation.»
Il se trouve que la réglementation du commerce des semences en Suisse n’est pas à proprement parler une loi. La seule référence à ce sujet inscrite dans la Loi sur l’agriculture (LAgr) établit que, «pour certaines espèces, le Conseil fédéral peut prescrire que seules peuvent être importées, mises en circulation, certifiées ou utilisées en Suisse, les variétés enregistrées dans un catalogue des variétés». Ensuite, ce sont des ordonnances d’application à la chaîne qui sont censées permettre de savoir qui, au sein de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), édicte ce catalogue, dans quelle annexe il se trouve, quels sont les critères qui permettent d’y inscrire une variété, qui prend les décisions, quelles sont les sanctions, etc.
Cela dit, en matière de sanction, Camille Vallier n’a trouvé aucun cas d’application. Il semblerait que le système suisse soit, en la matière, plutôt consensuel, préférant la recherche de solutions à l’amiable à la punition.
«Même les agriculteurs que je suis allée consulter ont une idée assez vague de ce qu’ils ont le droit de faire ou pas, explique Camille Vallier. Les agronomes, eux, ont pu m’expliquer pourquoi tel ou tel terme technique a été ajouté à telle ou telle ordonnance. Mais guère plus. Personne n’a une vue d’ensemble, mais tout le monde semble se satisfaire d’un système assez flou. Car aucune règle ne précise noir sur blanc que les semences qui ne sont pas enregistrées dans le catalogue ne peuvent pas être mises en circulation. A la place, on a affaire à des renvois d’une règle à une autre. Quand un terme spécifique est utilisé à un endroit, c’est un autre instrument légal qui le détaille. Ensuite c’est encore un autre renvoi qui précise certaines autorisations, et ainsi de suite. Mon travail, à un moment donné, a ressemblé à un véritable jeu de piste.»
Nourrir la population
Le problème, c’est que le système actuel perpétue une vision de l’agriculture qui date de la première moitié du XXe siècle et qui est aujourd’hui dépassée. En effet, échaudée par les deux guerres mondiales, la Suisse se fixe à cette époque pour priorité de se donner les moyens de nourrir sa population. Dès les années 1950, elle mise donc sur certaines variétés cultivées qui sont résistantes aux maladies et permettent des rendements plus importants afin d’augmenter la production agricole et d’atteindre la plus grande autonomie possible. Les autorités encouragent les paysans à utiliser ces variétés ainsi que les inévitables produits phytosanitaires et engrais qui les accompagnent. Une première version d’un Livre des semences apparaît dans ces années qui donne ensuite naissance à un véritable répertoire en 1974. Le terme de «catalogue» (lire ci-dessous) est adopté en 1995, alors que la Suisse harmonise sa législation avec celle de l’Union européenne.
Les critères permettant d’inscrire une nouvelle variété dans ce catalogue tendent aujourd’hui encore à orienter l’agriculture vers un modèle unique et intensif. Il faut notamment que les propriétés de la variété soient stables et homogènes. Mais le choix de ces propriétés n’est pas innocent. Sont privilégiés le rendement de la variété, sa résistance aux maladies ou au froid, le fait qu’elle soit compatible avec la mécanisation de l’agriculture, comme la qualité boulangère d’un blé ou la taille uniforme des épis de maïs pour faciliter la récolte. A cela s’ajoute l’exigence que la nouvelle variété soit, selon tous ces critères, meilleure que celles qui figurent déjà au catalogue.
«Ces critères étaient cohérents avec l’objectif unique de la politique agricole de l’époque, commente Camille Vallier. Aujourd’hui, le cadre législatif de l’agriculture a totalement changé et il faut prendre en compte d’autres impératifs. Un tournant a eu lieu en 1995 avec l’adoption d’un nouvel article constitutionnel. Désormais, en plus d’assurer la sécurité de l’approvisionnement de la population, l’agriculture doit répondre aux exigences du développement durable, à la conservation des ressources naturelles, à l’entretien du paysage rural, au maintien de l’économie locale pour réduire l’exode rural, etc. On ne peut plus dissocier ces fonctions les unes des autres.»
Après avoir réalisé un schéma détaillé de la réglementation suisse des semences, la chercheuse a soumis celle-ci à une analyse juridique serrée consistant, dans une large mesure, à peser les intérêts et à montrer le caractère disproportionné de certaines restrictions. Ainsi, s’il était sans doute justifié dans les années 1950 et 1960 de pousser la production agricole au maximum des possibilités technologiques, cela ne l’est plus du tout aujourd’hui au regard des autres engagements de la Confédération. L’autonomie alimentaire est une chimère (la Suisse l’atteint à seulement 60%). Et l’agriculture intensive, au niveau mondial mais aussi national, a largement contribué à la destruction de l’environnement, au dérèglement climatique (elle est responsable de 13% des émissions de gaz à effet de serre), à des atteintes à la santé (via l’utilisation de pesticides), à la disparition progressive des petites exploitations, etc.
En même temps, on sait aujourd’hui que l’on peut se permettre de produire moins sans pour autant mettre en péril la survie de la population même si celle-ci continue d’augmenter. Le problème actuel de l’agriculture n’est d’ailleurs pas de fournir suffisamment de nourriture – elle en produit trop puisqu’un tiers des aliments est gaspillé en Suisse et 20% dans le monde – mais que cette nourriture n’est pas distribuée équitablement. De plus, les méthodes d’agriculture moins intensives et plus durables peuvent être tout aussi productives, tout en préservant les autres impératifs.
«J’arrive à la conclusion que la réglementation des semences telle qu’elle est appliquée aujourd’hui est clairement disproportionnée en regard du but visé, note Camille Vallier. Elle n’est plus dans l’intérêt public puisque la volonté de produire toujours plus est en conflit avec les autres objectifs définis par la Constitution. En d’autres termes, elle est devenue anticonstitutionnelle.»
Selon la chercheuse, de nombreuses pistes existent pour résoudre ce paradoxe, si tant est que le législateur veuille bien se pencher sur cette question pour le moins complexe. On peut imaginer éliminer la limite pesant sur les cultures de niche (lire ci-dessous). Certaines d’entre elles pourraient ainsi prétendre à un enregistrement au catalogue si elles prennent une certaine importance. On pourrait aussi assouplir ou modifier les critères d’enregistrement afin d’orienter la politique agricole vers une gestion plus durable du territoire. Mais Camille Vallier estime qu’il serait déraisonnable de simplement tout déréglementer. A ses yeux, il est en effet important de conserver un système de contrôle qualité pour protéger les consommateurs mais aussi les paysans, qui pourraient pâtir de l’utilisation d’une variété non satisfaisante dont toute une récolte pourrait être jetée.
Le catalogue et la niche
Au départ, le Catalogue national des variétés ne contient que les espèces indispensables à la survie du pays, essentiellement des céréales. Petit à petit, d’autres espèces sont ajoutées, dont les fruits, la vigne et les cultures fourragères, tandis que des règles de plus en plus strictes sont édictées, le tout selon un processus principalement administratif.
En 2005, les légumes entrent subitement dans la liste, sans crier gare. C’est le résultat de l’alignement de la Suisse sur la réglementation européenne dans le cadre des Accords de libre-échange. En réalité, le catalogue suisse ne contient aucune espèce de légumes. Ces derniers sont en effet tous inscrits dans le répertoire équivalent européen. Mais comme il existe une reconnaissance mutuelle automatique des catalogues, il n’a même pas semblé nécessaire d’effectuer un «copier-coller» de l’un à l’autre.
En 2010, les autorités ont ouvert une sorte de soupape en autorisant la vente et l’utilisation des variétés dites de niche sans que celles-ci soient nécessairement inscrites au catalogue. Il s’agit de variétés anciennes et rares, souvent mieux adaptées aux conditions locales d’une région. Dans le cas présent, toutefois, ce n’est pas la circulation mais la culture qui est réglementée, puisque la production d’une de ces variétés de niche ne peut dépasser 0,1% (en surface ou en quantité, selon les cas) de celle de toute l’espèce à laquelle elle appartient.
« Philosophiquement, nous aurions préféré que cette limite n’existe pas, estime Denise Gautier, porte-parole de ProSpecieRara, une association qui milite pour la préservation en Suisse de la diversité génétique et historico-culturelle des plantes cultivées et des animaux de rente. Mais dans les faits, elle ne nous pose pas de problèmes puisque aucune des variétés de niche ne l’atteint, même de loin. Nous sommes surtout très contents d’avoir pu bénéficier d’une exception qui a été obtenue grâce à un travail de concertation avec l’Office fédéral de l’agriculture. Une exception qui n’existe pas dans la réglementation de l’Union européenne.»
Cet article est paru dans le journal Le Courrier, dont nous avons obtenu la permission de le republier ici.
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