Extrait de livre | Goûter à l’indépendance

 
Photo : Marina GUEDON

By Philippe Barret

L’EUROPE RURALE EN MOUVEMENT – Voyage aux pays des transitions est un livre édité par Forum Synergies, réseau européen de la société civile. Les responsables d’édition sont Hannes LORENZEN, qui est d’ailleurs président d’ARC2020, et Helene SCHULZE, à l’époque coordinatrice chez ARC 2020.

Dans ce livre, douze auteurs explorent vingt-cinq ans d’expérience collective de Forum Synergies. Ils partagent leurs histoires personnelles de mise en lien de communautés locales, d’agriculteurs, de forestiers, défenseurs de l’environnement et de décideurs politiques pour faciliter la transition vers une Europe rurale plus durable et plus inclusive.

Du Portugal à la Lettonie, de l’Écosse à la Roumanie, des îles aux régions de montagne, vous découvrirez les habitants et leurs lieux, les défis auxquels ils font face et les solutions qu’ils ont trouvées, en tant qu’individus et en tant que communautés locales. Le livre révèle l’importance des connaissances traditionnelles des communautés locales et de l’énergie des jeunes pour progresser vers une économie rurale plus durable et plus sociale. Il montre comment des conflits peuvent être résolus grâce au dialogue et à une communication constructive et comment les stratégies alimentaires locales peuvent même contribuer à améliorer la législation alimentaire.

Dans cet extrait du livre, Philippe Barret nous raconte l’histoire du Beaufortain (73), un petit territoire de 4 villages au cœur des Alpes françaises. Depuis le 17ème siècle ses habitants se réunissent pour préserver une agriculture familiale et la vie à la montagne. Dans ce chapitre, vous rencontrerez certaines des personnes impliquées dans « Nos campagnes en résilience » : la coordinatrice du projet Valérie Geslin, la bénévole Jeanine Sochas et le paysan Pierre Gachet.

Entouré d’amis venus de toute l’Europe, je suis dans la salle d’affinage de la coopérative laitière du Beaufort, dans le village savoyard éponyme. Nous sommes entourés d’impressionnantes meules de fromage. Cette visite de terrain est organisée dans le cadre des Rencontres européennes d’acteurs ruraux (ERSG) 2014 de Forum Synergies. Notre groupe, qui rassemble des personnes venues d’horizons variés, est parti à la découverte d’innovations locales basées sur des pratiques durables.

Jocelyne Viard-Crétat, vendeuse à la coopérative laitière locale, nous décline les différentes saisons du Beaufort. « Il existe trois types de Beaufort, celui de l’hiver, celui de l’été et celui des pâturages d’altitude. Celui d’hiver est produit quand les vaches sont nourries au foin, et celui d’été quand elles mangent l’herbe. Le 3e type de Beaufort n’est pas vendu à la coopérative. Il n’est produit qu’en haute montagne, à partir du lait d’un seul troupeau. Les éleveurs sont les seuls autorisés à l’appeler ‘Beaufort d’alpage‘ lorsqu’il vient de leurs pâturages d’altitude », nous explique-t-elle. La dégustation de fines tranches de Beaufort nous transporte dans les alpages du Beaufortain avec ses pâturages en été et son foin en hiver.

Mon lien avec le Beaufortain se perd dans la nuit des temps. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne retrouve pas l’évènement déclencheur. Alors, je finis par croire que tout vient de mon goût très prononcé pour le fromage de Beaufort, ‘le roi des gruyères’, produit dans le Beaufortain, dont la saveur et la texture m’ont toujours régalé.

Le Beaufort porte une Appellation d’origine géographique protégée (AOP) et aucun autre fromage ne peut être produit ni commercialisé sous ce nom.

Meules de fromage de Beaufort. Photo : Marina GUEDON

La prospérité par la migration et le partage

Quelques années plus tôt, quand j’avais proposé une visite du Beaufortain à mes amis de Forum Synergies, je venais juste de découvrir que derrière ce fromage se cachait une histoire de développement durable, qui plus est une histoire européenne, dont l’origine remonterait au 17e siècle. L’histoire raconte que le Beaufort est né d’un échange entre des paysans de ce petit massif alpin et des paysans suisses. Le berceau de ce célèbre fromage est une région montagneuse de la Suisse centrale, à la porte des cols alpins menant vers l’Italie. La technique de fabrication de ce ‘fromage de longue conservation’ est originaire de cette région et s’est ensuite répandue vers l’actuel pays de Fribourg, où se trouve la commune de Gruyères.

Au 17e siècle, face aux difficultés économiques du Fribourgeois, les fromagers suisses émigrent vers la Franche-Comté voisine, puis vers la Savoie, où de riches propriétaires font appel à eux pour développer les zones montagneuses. La naissance et le développement du nouveau fromage vont être source de prospérité et d’autonomie pour cette région de montagne. Et cela dure depuis bientôt 4 siècles.

La coopérative laitière du Beaufortain, où est produit et stocké le fromage. Photo : Alexander GVOZDIC

Le développement durable n’est pas un long fleuve tranquille

Il a sûrement fallu beaucoup de créativité, de dialogue et de ténacité pour que les habitants du Beaufortain puissent faire face aux défis qui jalonnèrent ces 4 siècles. Le dernier en date, celui de la modernisation agricole des années 1950, n’est pas le moindre. Comment réagir face à la concentration et l’intensification agricole généralisée qui risquait de cantonner cette zone de montagne aux fonctions touristiques et énergétiques, d’accélérer l’exode rural et de détruire des paysages agraires de toute beauté ?

Il y a 40 ans, ces interrogations ont poussé les habitants du Beaufortain à réfléchir et à agir ensemble. C’est alors qu’ils ont créé la Coopérative fromagère du Beaufortain. Tout a débuté grâce à des paysans visionnaires convaincus que le maintien d’une agriculture familiale de taille modeste était possible à deux conditions : augmenter la valeur ajoutée sur le lait de vache, en misant sur un fromage de grande qualité ; et ‘se serrer les coudes’, avec la création d’une coopérative de transformation et de commercialisation du fromage.

Échanges avec des acteurs locaux lors de l’ERSG 2014. Photo : Slobodan OCOKOLJIC

Être le plus indépendant possible

Pierre Gachet, paysan de montagne pratiquant l’agriculture durable. Photo : Malena BENDELIN

Lors de l’ERSG 2014 de Forum Synergies, nous avons aussi visité la ferme de Pierre Gachet. Petit éleveur de vaches laitières, il fait partie de la coopérative laitière du Beaufortain. Il nous a confié sa recette pour survivre en haute montagne. « Nous sommes plusieurs propriétaires. La coopérative nous a orientés dans la bonne direction en tant que paysans : nous devons être le plus indépendants possibles, employer un minimum d’intrants extérieurs et savoir développer des énergies renouvelables à partir des ressources locales. C’est les Suisses qui nous ont appris à fabriquer du Beaufort. Cela nous a permis d’être plus autonomes, de transformer de l’herbe en nourriture, sous forme de lait et de fromage. Le sel est le seul conservateur employé dans ce fromage. Nous sommes cinq à travailler ici. Je considère mes quatre employés comme des associés. Ils touchent le même salaire que nous. Voilà un exemple simple de mon quotidien de fermier. Disons que j’investis une somme fixe de notre argent le matin et que le soir, il n’en reste plus rien. En soit, il ne s’agit pas d’une somme d’argent disponible. C’est plutôt une quantité équivalente d’herbe ou de foin, dont les vaches font du lait. Je dois ensuite transformer ce lait en fromage de Beaufort. À la fin de la journée, je vois ce qu’il me reste. Plus il m’en reste pour ceux qui travaillent à la ferme, mieux je me porte car je dépends moins des banques, des actionnaires ou des ‘traders’. Depuis trois ans, nous n’empruntons plus rien aux banques, seulement à des particuliers. Si je connais quelqu’un qui a des économies, je préfère lui demander de nous prêter l’argent nécessaire plutôt qu’à la banque. »

La coopérative est un succès indéniable. Car même si la concentration des terres et la diminution du nombre de fermes se poursuivent, ces processus sont moins rapides qu’ailleurs. Tous les visiteurs, qu’ils soient de Forum Synergies ou pas, peuvent aujourd’hui apprécier un paysage de montagne habité, vivant, diversifié.

« Il ne s’agit pas d’une somme d’argent disponible. C’est plutôt une quantité équivalente d’herbe ou de foin, dont les vaches font du lait. » – Pierre Gachet

Une retraite engagée – l’énergie intergénérationnelle

Parmi les pionniers du mouvement du Beaufortain, j’ai eu la chance de croiser plusieurs fois Hubert Favre, sympathique retraité, toujours prêt à vanter les mérites de son territoire. À la fin des années 1950, Hubert est instituteur à Arêches, l’une des quatre communes du Beaufortain. En 1962, il crée le bulletin d’informations locales ‘Ensemble dans le Beaufortain’. Quarante ans plus tard, ce bulletin est devenu un vrai journal trimestriel. C’est aussi lui qui fonde en 1973 l’Association d’Animation du Beaufortain, que Jeanine Sochas, devenue membre de Forum Synergies, va diriger pendant 15 ans. Cette association joue depuis plus de 40 ans un rôle essentiel dans le développement durable du Beaufortain, en favorisant la participation des citoyens à la vie locale. Elle organise des activités destinées aux jeunes, aux familles et aux personnes âgées, tout en prônant l’ouverture culturelle.

Valérie Geslin, alors directrice de l’Association d’Animation du Beaufortain, expose les principes de ces activités :

« Notre association repose sur quatre piliers : la solidarité, la dignité humaine, la démocratie et le développement durable. Cela signifie que les habitants du village font des choix à toutes les étapes du processus décisionnel. Ils sont chargés de quatre missions distinctes : les ressources humaines, les projets, l’économie des projets et les partenariats. Notre association s’intéresse aux besoins de la population locale, afin qu’elle puisse continuer à vivre ici, sur ce territoire. »

Jeanine Sochas, ancienne directrice de l’AAB and retraitée active dans le Beaufortain. Photo : Alexander GVOZDIC  

« Notre association s’intéresse aux besoins de la population locale, afin qu’elle puisse continuer à vivre ici, sur ce territoire » – Valérie Geslin

Le dialogue territorial pour sortir d’une réflexion isolée

Pour moi, le dialogue est un élément essentiel du développement durable et il joue un rôle important pour le Beaufortain. La formation au dialogue territorial, organisée par Savoie Vivante que j’ai animée pendant plus de dix ans, a vu passer un nombre impressionnant d’acteurs du Beaufortain : élus, chargés de mission des communes, mais aussi maires et agriculteurs. J’ai aidé la municipalité à dépasser un conflit autour d’un projet de préservation de biotope, sur une zone d’alpages proche d’un barrage hydroélectrique. Ce projet avait suscité la colère du monde agricole, pas du tout prêt à subir de nouvelles contraintes environnementales. Une médiation s’est déroulée entre naturalistes, alpagistes, gestionnaire du barrage et municipalité. Elle a permis de transformer le conflit en projet de développement durable où la dimension environnementale n’est plus isolée de la dimension économique.

« Pour moi, le dialogue est un élément essentiel du développement durable. »

L’AMAP du Beaufortain lors de la distribution des produits fermiers – juillet 2019. Photo : Jeanine SOCHAS 

L’administration se restructure de façon descendante

Depuis que Forum Synergies a organisé sa rencontre dans le Beaufortain en 2014, on a assisté à une forte restructuration administrative des communautés et des régions, en application de ‘NOTRE Act’ de 2015. Des unités administratives régionales élargies ont vu le jour dans toutes les régions françaises. La Communauté de communes du Beaufortain a notamment été rattachée à la Communauté d’agglomération Arlysère. Initialement intégré à une organisation intercommunale de 4 communes et 4 500 habitants, le Beaufortain fait désormais partie d’une unité administrative beaucoup plus vaste de 40 communes et 60 000 habitants.

Cela a donné lieu à une vaste dissolution d’organisations comme Savoie Vivante, qui se retrouvent désormais absorbées par de gros centres de services territoriaux tels qu’AGATE (Agence alpine de territoire), une agence subventionnée par le département. Aurélie Le Meure, ancienne directrice de Savoie Vivante, propose désormais ses services en matière de dialogue aux responsables locaux, à l’administration régionale et aux conseils municipaux, mais elle est convaincue qu’un nouveau mouvement partant de la base est nécessaire pour revitaliser l’esprit collectif en Savoie.

« Nous n’avons pas pu échapper à ces terribles transformations », explique Jeanine Sochas. « La seule solution, c’était d’en tirer le meilleur parti possible. Nos associations citoyennes ont perdu une grande part de leur harmonie et de leur énergie d’intégration depuis que ces nouvelles structures administratives nous ont été imposées. Mais de nouvelles initiatives encourageantes émergent et cela me réjouit. »

Elle a créé une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) entre des agriculteurs et des consommateurs de son village. Le but est d’obtenir des prix équitables pour les deux parties et d’encourager une responsabilité collective pour le maintien d’un paysage rural vivant dans le Beaufortain. Quarante-cinq familles environ en sont membres. Tous les quinze jours, elles reçoivent des produits frais et locaux, en particulier des fruits, des légumes, du fromage et des céréales.

Fin d’une une journée de travail collectif pour soutenir Céline (3e à gauche) et Maxime (1er à droite) en juillet 2019. Photo : Jeanine SOCHAS

Des ‘paysans voyageurs’ – une nouvelle génération

Jeanine est également fière de voir de nouvelles familles s’installer dans le voisinage. Céline Fournier et Maxime Leportier en sont un exemple. Ils font partie d’une initiative baptisée ‘paysans voyageurs’. Après avoir visité l’Amérique latine, où ils ont travaillé dans des fermes et participé à des initiatives locales, ils ont décidé de s’établir à Thénésol, près d’Albertville. En général, l’absence de patrimoine familial rend quasiment hors de portée le démarrage d’une activité agricole. Mais comme ils avaient travaillé en tant que bénévoles à Terre de Liens, un réseau d’accès à la terre en Savoie, ils étaient au fait des mécanismes juridiques permettant l’acquisition de terres et d’une ferme, avec le soutien d’initiatives de la société civile. Ils ont pu s’installer à travers un mode d’agriculture soutenu par la communauté et en créant un GFA (Groupement Foncier Agricole). Cela leur a permis de s’établir sur une ferme de trois hectares. La ferme a aussi été financée par des contributions de leurs familles et amis, mais aussi grâce à leur participation au ‘grand bivouac’, un festival où les jeunes partagent leurs expériences de voyages à travers le monde et de travail dans des fermes.

« L’accès à la terre est un problème majeur pour les jeunes qui n’ont pas la chance de pouvoir hériter d’une ferme. C’est un enjeu qui touche toute l’Europe », explique Céline. « Si nous avons pu nous installer ici, c’est grâce à l’aide de nombreuses personnes qui soutiennent les nouveaux venus en agriculture. Il est possible qu’à un moment donné, nous aurons envie de repartir. D’autres jeunes prendront alors peut-être le relais. En tout cas, voilà une nouvelle manière de rendre l’agriculture plus attirante pour les jeunes et de revitaliser les zones rurales. »

« L’accès à la terre est un problème majeur pour les jeunes qui n’ont pas la chance de pouvoir hériter d’une ferme. » – Céline Fournier

Processus de médiation dans le Beaufortain. Photo : Geraldine GALLICE (Commune de Beaufort)

L’expérience du Beaufortain – en bref

L’exemple de la communauté du Beaufortain nous a montré qu’une coopération étroite pour un produit de qualité comme le fromage de Beaufort est essentielle pour la survie de l’agriculture paysanne. L’entraide mutuelle et le savoir-faire dans la production de lait et de fromage ont offert une certaine indépendance financière. Elles ont aussi permis de préserver un paysage attractif et des services pour le tourisme rural. Lors de ses Rencontres européennes d’acteurs ruraux (ERSG), Forum Synergies a mis en lumière les principes forts sur lesquels les associations du Beaufortain se sont engagées, en matière de relations humaines, de projets, d’économie et de partenariat. Elles s’appuient sur les besoins de la population locale, afin de permettre aux habitants de continuer à vivre sur leur territoire.

Malgré tout, le Beaufortain montre comment des transformations administratives et structurelles peuvent fortement déstabiliser les dynamiques de terrain. Elles constituent une véritable menace pour les organisations de développement rural dans tout le continent. Dans ces cas-là, les initiatives locales doivent faire preuve de flexibilité et maintenir leur dynamique. C’est ainsi que de nouveaux projets, locaux et coopératifs, peuvent à nouveau émerger.

Il est formidable de constater qu’aujourd’hui, de jeunes familles s’installent dans le Beaufortain. Elles sont nécessaires pour préserver le dynamisme et la vitalité du secteur. Mais les jeunes agriculteurs, en particulier ceux qui sont nouveaux dans le métier, sont confrontés à des défis majeurs. L’un des plus épineux est l’accès à la terre. L’organisation française Terre de Liens et son réseau européen ‘Access to Land’ et d’autres dispositifs de financement et d’investissement solidaires, jouent actuellement un rôle important pour permettre à ces personnes d’accéder à la terre. De telles initiatives sont vitales pour combattre le dépeuplement rural et le vieillissement de la population agricole. Elles peuvent conforter une transition vers de nouveaux systèmes d’agriculture paysanne durable.

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Une version imprimée du livre est disponible sur demande à Forum Synergies (français ou anglais) sous réserve de contribuer aux frais d’expédition. Veuillez écrire à info@forum-synergies.eu 

La version anglaise de cet article est à consulter ici. Le livre est disponible en anglais en cliquant ici.

 

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